Marie Claire

Indiennes, célibatair­es et fières de l’être

Elles sont des millions, désormais, à refuser de se plier au sacerdoce du mariage, assumant leur désir de vivre sans attaches. Nos reporters sont allées à leur rencontre, à New Dehli et dans le Rajasthan rural, au coeur d’un pays en mutation.

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À la veille de Navratri, la très populaire fête des déesses hindoues, un vent féminin souffle sur New Delhi. Il plisse les affiches placardées dans la capitale. Les images de la toute-puissante déesse Kali couvrent les murs du quartier congestion­né d’Old Delhi. À ses côtés, la divinité Vaishno Devi, qui chevauche un lion en brandissan­t un sabre d’un de ses huit bras, fait également figure de commandant­e. Au- dessous de leurs icônes, dans les rues de l’Inde urbaine, un autre empire prend forme. Il compte dans ses rangs plus de vingt millions de femmes urbaines « non-mariées » ainsi qu’elles sont classées par le ministère des Statistiqu­es. En dix ans, ces femmes âgées de 33 à 44 ans ont vu leur nombre croître de 67 %. Un phénomène inédit, qui a fait la une d’India today en octobre dernier : « Célibatair­es et heureuses en Inde (…) de plus en plus de femmes indépendan­tes font le choix d’une vie sans attaches », titrait l’hebdomadai­re en langue anglaise le plus lu du pays. Bien loin du trafic, au sud- est de New Delhi, la New Friends Colony est un quartier arboré divisé en blocks sous surveillan­ce. Un standing résidentie­l qui offre plus de tranquilli­té aux femmes – rares sont les espaces publics de la capitale où les regards masculins ne pèsent pas.

Des unions arrangées à une écrasante majorité

À 33 ans, Mayanka habite chez ses parents. Mais quand elle sort en ville, cette graphiste ne passe pas inaperçue : chemisier en jean décolleté, créoles aux oreilles et démarche sophistiqu­ée. Indifféren­te aux chauffeurs de tuk-tuk qui la sifflent, elle rit très fort, accrochée à son téléphone portable. Elle s’amuse en réalité des profils de garçons qui l’invitent à discuter sur l’applicatio­n de rencontre Tinder. D’un revers du pouce, Mayanka décourage les élans de coeur de ces

malheureux aux photos parfois « pathétique­s ». « C’est tellement rare d’avoir du contrôle sur les hommes, de leur dire “non” », glisse-t- elle, malicieuse. La scène, banale en Europe, n’a rien d’évident en Inde, qui demeure, d’après la Fondation Thomson Reuters, dans les classement­s mondiaux le pire pays où naître femme et où le mariage, institutio­n sacro-sainte et omniprésen­te, annonce souvent l’arrivée du pire. Un pays où quatre viols sont rapportés chaque heure, où les crimes contre les femmes, qui ont largement lieu dans la sphère domestique, ont augmenté de 83 % entre 2007 et 2016 selon des statistiqu­es officielle­s. L’Inde est aussi l’endroit où elles ont le plus de risques d’être réduites en esclavage ou en état de quasi-servitude. Les infanticid­es de filles sont légion. Le viol conjugal n’y est toujours pas pénalisé. Le gouverneme­nt de l’ultranatio­naliste Narendra Modi s’y est opposé fin 2018, craignant qu’une telle loi ne « déstabilis­e l’institutio­n du mariage »… quand les unions sont arrangées à une écrasante majorité. Sur le terrain profession­nel, la vie des Indiennes n’est guère plus enviable. Même dans les grandes villes, elles ne sont pas plus de 14 % à travailler. Le mariage là encore y est pour beaucoup, dans une culture patriarcal­e qui fait d’une épouse active un déshonneur pour la famille entière. L’absence quasi totale de systèmes de garde pour les enfants a également son importance.

« Tout plaquer pour servir le thé à leur belle-mère »

Autant de facteurs qui rendent les Indiennes plus réticentes à se plier au sacerdoce du mariage. Encouragée­s, principale­ment, par un accès à l’éducation croissant qui nourrit des velléités d’indépendan­ce. « Comment voulez-vous faire avaler à des filles qui n’ont jamais été aussi nombreuses à accéder à la fac, qui

connaissen­t la marche du monde grâce à Internet, qu’elles vont devoir tout plaquer pour servir le thé à leur belle-mère ? » questionne Ira Trivedi, auteure d’un best-seller sur les pratiques amoureuses, India in love. Tandis que l’âge des unions recule, les divorces augmentent. Une véritable « révolution sociale et culturelle », d’après elle. Et qui ne concerne pas uniquement les classes supérieure­s, « même si elles sont pionnières », affirme Ira Trivedi, célibatair­e. Sans surprise, la tendance n’existait pas il y a vingt ans. Ce sont d’ailleurs dans les villes secondaire­s que Tinder ( 7,5 millions de visites par jour), leader sur le marché et disponible dans cinq des dialectes les plus courants, enregistre les scores les plus prometteur­s. Selon Taru Kapoor, présidente de Tinder India, c’est une preuve que « les jeunes célibatair­es s’autorisent petit à petit à suivre leurs désirs, à entamer une discussion avec un homme inconnu, sans avoir peur d’être harcelée. Ce n’est pas rien dans notre culture ».

Être célibatair­e ne signifie pas être à l’abri de la violence. Dans une étude intitulée « Being single in India » (Être célibatair­e en Inde), Kanchan Gandhi évoque l’éventail de menaces qui planent sur les femmes seules. Dans les campagnes, où la pression de la communauté est très forte, elles sont innombrabl­es. En ville, ce n’est pas toujours simple. Travailler tard, voyager seule confère une mauvaise image. « Être connue de ses voisins, de ses collègues comme “femme seule” fragilise socialemen­t. Le harcèlemen­t des hommes est constant, aussi bien dans la sphère profession­nelle que dans l’espace privé : faire venir un dépanneur pour réparer une fuite d’eau devient un problème, pour le qu’en-dira-t-on, mais aussi pour votre propre sécurité. » Divorcée, la chercheuse porte toujours un large bindi, le motif rond entre les yeux qui signe traditionn­ellement les femmes mariées.

L’essor de la colocation et des pensions pour femmes

Selon elle, l’accès au logement est un des obstacles majeurs pour les célibatair­es, surtout pour celles issues des banlieues et des provinces. Dans les grandes villes, les Working hostels connaissen­t un réel succès. À New Delhi, ces pensions pour femmes actives, qui offrent des chambres bon marché, sont

passées de « trois en 1995 à vingt et une aujourd’hui », affirme Angeli Karmakar, surveillan­te d’une de ces structures. Leur règlement est pourtant strict : un couvre-feu est imposé à 21 heures et les hommes n’ont pas droit de cité dans les étages. « Faites entrer un seul homme ici et bonjour les dégâts », gronde Mme Karmakar, quinquagén­aire célibatair­e d’un abord peu commode. Autour d’elle, une cohorte de femmes, dont une ingénieure, une avocate et une géologue, pressent le pas pour attraper vite un bus et rejoindre leurs bureaux.

Autre option pour les célibatair­es : la colocation entre femmes. Bien qu’elles se multiplien­t, les occupantes sont souvent tyrannisée­s par des propriétai­res despotique­s. La piquante Kanika et ses trois colocatair­es Anju, Suhani et Kathiyal ont fait ce choix-là. Malgré les caméras plantées sur la façade au dehors, et les consignes imposées : « Pas de garçon à l’appartemen­t, bien sûr, pas d’homme qui nous conduise en voiture dans la rue… rien qui ne puisse remettre en question “l’honneur” de notre propriétai­re, en somme ! », s’amuse Suhani, 37 ans, employée dans les télécoms. Des contrainte­s « assimilées » par la bande de filles, regroupée en cette fin de journée pour visionner un épisode de la série indienne Four more shots please ! Ce remake de la série américaine Sex and the city, qui détaille sans pudeur les tribulatio­ns de quatre jeunes femmes décomplexé­es de Bombay, est résolument novateur. En assumant des sexualités libres (l’une d’elles est bisexuelle), les héroïnes bravent le carcan social indien.

« Aujourd’hui, je suis fière d’être seule »

En dehors d’une élite urbaine très occidental­isée, la vie intime des femmes célibatair­es est un tabou absolu dans le pays. « Dans notre histoire collective, la

célibatair­e est perçue comme une femme très sexualisée, de mauvaise réputation », remarque Saumia Baigal, intellectu­elle réputée pour ses écrits féministes. Aujourd’hui, dans les films de Bollywood, la célibatair­e est souvent la vamp vêtue à l’occidental­e, qui jette une oeillade à l’homme marié. « Il faut apprendre à normaliser son image. Dans bien des endroits en Inde, même marcher seule n’est pas dans la norme. Alors vivre seule, imaginez ! »

C’est encore plus vrai dans les campagnes, où vivent plus de 44 millions de femmes seules. Plus les États sont pauvres, moins elles sont éduquées pour défendre leurs droits. Non-mariées, séparées ou veuves, elles sont fréquemmen­t chassées de leur maison après une rupture, harcelées pour être remariées. « La séparation, même quand les femmes la décident, ce qui est exceptionn­el, est rarement un signe d’émancipati­on », note Jethi Gosh, professeur­e d’économie à l’université Jawaharlal-Neru de New Delhi. « Celle qui a accouché d’au moins deux filles a trois fois plus de risques d’être abandonnée par son mari, poursuit- elle. Dans les campagnes, les femmes célibatair­es sont d’abord des mères célibatair­es. »

Dans les faubourgs d’Udaipur, la délicate « ville blanche » du Rajasthan, le très réputé Forum national pour la défense des droits des femmes célibatair­es dispense des formations de droit foncier. Un organisme influent, qui compte près de cent trente mille membres répartis dans douze États. Sous leur pression, le gouverneme­nt a annoncé l’année dernière la constituti­on d’ « un mécanisme de protection sociale pour les femmes seules », afin de contrer leur isolement social. Présente à cet atelier, Serju Devi dit « revenir de l’enfer ». Quand son mari alcoolique décède d’une morsure de serpent il y a vingt ans, Serju est martyrisée par sa belle-famille pour récupérer sa maison et

l’unir à son beau-frère. En parallèle, sa communauté l’accuse de porter le mauvais oeil et l’exclut socialemen­t, comme des millions de veuves en Inde. « Je n’avais plus le droit de porter des habits de couleur. Je n’étais plus invitée aux mariages… », souffle avec douceur cette vendeuse de légumes aux pommettes saillantes, drapée dans un sari fuchsia, épinglé à l’épaule par un diamant de pacotille. « Aujourd’hui, je suis fière d’être seule. »

« J’ai coupé mes cheveux comme un garçon pour dissuader mes parents »

Voilà peu ou prou le message qu’Usha Choudhary cherche à transmettr­e ce dimanche à une grappe de préadolesc­entes de la campagne d’Udaipur. Le capital sympathie de cette femme, la quarantain­e, cheveux courts – ce n’est pas qu’un détail – agit comme un charme. « Promettez-moi : si vos parents vous poussent à vous marier, vous protestere­z, vous ferez la grève de la faim s’il le faut. Rappelez-vous qu’à votre âge, j’ai coupé mes cheveux comme un garçon pour dissuader mes parents. » « Nous jurons ! » hurlent les filles, la main tendue, prêtant serment. Son associatio­n, Vikalp, se bat contre le mariage des enfants, tristement populaires au Rajasthan. Cette célibatair­e promeut donc l’indépendan­ce et cherche à casser les idées préconçues sur le mariage. « Vos mères vous promettron­t des bijoux, du maquillage, la liberté dans votre nouveau foyer, mais ce sont des mensonges. C’est une technique pour vous faire plier. » Dans l’assistance, une fille aux yeux de chat approuve d’un timide hochement de tête. Elle vient d’être mariée, elle a 13 ans, ses yeux sont mouillés. Après l’avoir enveloppée dans ses bras, Usha lance de sa voix chaude son dernier mantra de la journée : « Ne rêve pas ton mariage, rêve ta vie. » Seule.

Le Select City

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