Houmous, le pacificateur
Les cuisines israélienne, palestinienne, libanaise, syrienne et égyptienne revendiquent chacune la propriété de la célèbre purée de pois chiches au sésame. Mais sa simplicité et sa force symbolique pourraient bien finir par transcender les frontières grâce à quelques passionné.e.s.
Un Palestinien, un Libanais et un Israélien entrent dans un bar… » Ce n’est pas le début d’une histoire drôle mais d’une histoire vraie. Celle d’Ariel Rosenthal, Orly Peli-Bronshtein et Dan Alexander, et de leur rencontre, dans un bar parisien, avec les premiers participants d’une aventure extraordinaire : un livre dont le trio est l’auteur, Hummus. On the hummus route, a journey between cities, people and dreams 1), un livre
( qui ne sera peut-être jamais traduit en français mais qui est en tête du classement des ventes du New York Times. Un projet immense, quatre ans de recherches, une foule de photographes, illustrateurs, cuisiniers, restaurateurs, chercheurs, philosophes qui ont uni leurs forces pour entreprendre un voyage utopique à travers les siècles, de l’Antiquité égyptienne au chant de Rûmi, et les neuf centres névralgiques du houmous, depuis Le Caire jusqu’à Damas en passant par Gaza, Tel-Aviv, Jaffa, Nazareth, Jérusalem, SaintJean-d’Acre et Beyrouth.
« L’opportunité d’un vrai dialogue »
Hummus, hommos, hoummous… cette purée de pois chiches cuits mixés avec du tahin ou tahiné ou trina en hébreu (purée de sésame), de l’huile d’olive, parfois un peu d’ail, adulée des foodies, est devenue le symbole le plus fort de la cuisine levantine. Symbole de sa gourmandise absolue, de sa simplicité, de ses goûts francs et marqués… mais aussi celui des enjeux géopolitiques qui affleurent. « Pour notre premier rendez-vous de travail, la tension était palpable, se remémore Orly Peli-Bronshtein, coauteure et éditrice culinaire à TelAviv. Il y avait Hind Tahboub, cuisinière palestinienne établie à Dubaï, Karim Haïdar, chef libanais, moi qui suis Israélienne. Il existe toujours ce présupposé contestable et contesté que le houmous serait une création ou une appropriation israélienne, et ce postulat crée beaucoup de problèmes dans la région. Mais dès que nous sommes passés à table, ensemble, les barrières sont tombées. C’est la force de la cuisine, c’est aussi cela la puissance du houmous ! Et en quelque sorte, c’est l’objet même de notre livre. Prouver que les frontières sont mouvantes, les origines, complexes, que l’identité n’est que ce que l’on en fait. La cuisine est un monde qui transcende les frontières. » Comme Yotam Ottolenghi et Sami Tamimi l’ont démontré avec succès dans leur livre Jerusalem (éd. Hachette Cuisine) il y a quelques années. Anna Polonsky ne dit pas autre chose. Française établie à New York, elle travaille sur les problématiques créatives auxquelles se confrontent la restauration et l’hôtellerie : « Je travaillais sur le rebrand – repositionnement de marque – d’une institution libanaise à New York. En rentrant d’Israël, je faisais part à mon client du paradoxe suivant : la similarité entre les cuisines libanaise et israélienne et, dans le même temps, l’impossibilité pour un chef libanais de cuisiner à quatre mains lors d’un dîner avec un chef israélien, sous peine d’être banni de son pays. Quelques jours plus tard, au lancement du livre sur la cuisine palestinienne de l’Anglo-Iranienne Yasmin Khan ( 2), les Palestiniens dans la salle criaient au scandale de l’appropriation de leur cuisine par Israël. » Anna Polonsky s’est alors plongée dans les livres de Claudia Roden, Anissa Helou, les food writers les plus importantes de la cuisine juive et méditerranéenne au sens large. C’est ainsi que lui est venue l’idée de son documentaire, en cours de préparation : No politics at the dinner table. Elle l’envisage comme « l’opportunité d’un vrai dialogue entre ces peuples divisés dans tout le Moyen- Orient. Car en remontant le fil de l’histoire, on s’aperçoit que les frontières nationales sont trop récentes pour être pertinentes en termes d’appropriation de recettes. Et que même les basiques que l’on croit être locaux viennent souvent d’Inde et de Chine. Personne n’est donc jamais propriétaire de rien… » Orly Peli-Bronshtein rappelait qu’elle cuisine chez elle, à Tel-Aviv, une sorte de tofu de pois
“Dès que nous sommes passés à table, les frontières sont tombées.” Orly Peli-Bronshtein, éditrice culinaire
chiches, très épicé, une spécialité malaisienne dont la consistance évoquerait celle des panisses marseillaises… qui viennent, à l’origine, de Ligurie. Un point de vue qui va dans le sens de ce que professe Kamal Mouzawak. Il est LE personnage incontournable de la scène culinaire libanaise. Militant des savoir-faire et des produits, il oeuvre depuis une quinzaine d’années à leur préservation. Il a créé son Souk El Tayeb
( 3) dans la banlieue de Beyrouth : un petit marché local de producteurs mais aussi des stands de street food. Quinze ans plus tard, son Souk El Tayeb est au coeur de Beyrouth, et deux fois par semaine, ce sont plus de quatre-vingts producteurs qui arrivent de tout le Liban. Ce sont surtout des femmes, Palestiniennes,
Syriennes, chrétiennes, musulmanes, venues du camp de réfugiés voisin, qui cuisinent. Plus ici encore qu’ailleurs, la vitalité de cette transmission et la possibilité d’en faire une économie viable sont cruciales. Aujourd’hui, Kamal Mouzawak pilote aussi un restaurant à Beyrouth, qui compte cinq autres antennes dans le pays. Le principe est imparable : chaque semaine, la cuisine est prise en main par une femme. Elle choisit ses produits, son menu, y imprime sa patte, sa culture. Une preuve, s’il en fallait encore une, que si la politique divise les hommes, la table les réunit.
1. D’Ariel Rosenthal, Orly Peli-Bronshtein et Dan Alexander, éd. Magica. hummusroute.com 2. Zaitoun, éd. Bloomsbury. 3. soukeltayeb.com