Marie Claire

Témoignage­s La femme d’après

- Par Laure Marchand

La pandémie qui a figé la planète et contraint ses habitants à ne plus mettre le nez dehors a complèteme­nt bouleversé notre rapport au foyer, aux enfants, au travail, au collectif. Si bien que nous sommes de plus en plus nombreuses à envisager l’avenir différemme­nt. À rêver d’une nouvelle vie, reconverti­e parfois, plus en accord avec nos valeurs et nos désirs profonds. C’est le déclic qu’ont aussi eu les femmes que nous avons rencontrée­s. Leurs questionne­ments sont inspirants et revigorant­s.

Quand elle y songe, les larmes coulent, un peu comme s’il s’agissait « d’un amoureux qui serait très loin » ou qu’elle était « en deuil ». À Strasbourg, coincée dans son appartemen­t, Anne-Sophie plonge dans une tristesse profonde à l’évocation de la… forêt. Ce n’est pas que cette citadine y passait ses journées, loin de là, mais privée de la possibilit­é même de s’y promener, l’absence des arbres se révèle insupporta­ble. Bien sûr, le confinemen­t exacerbe nos émotions. Anne-Sophie ne pleurera pas éternellem­ent sa forêt perdue. Mais la révélation de son besoin viscéral de connexion à la nature, que nous maltraiton­s tant, s’est bien produite et façonnera, d’une façon ou d’une autre, son existence future.

« Avec cette épreuve, nous retrouvons des fondamenta­ux, nous questionno­ns des valeurs essentiell­es, décrypte la Dre Sylvie Angel, psychiatre. La santé, la vie, la mort. À situation extraordin­aire, réaction extraordin­aire, bien entendu, mais il nous restera quelque chose de ces prises de conscience. » Comment les bouleverse­ments actuels modifieron­t-ils notre quotidien quand celui-ci reprendra un cours plus serein ? Quelles valeurs ont été balayées comme des feuilles mortes par le virus ? Quelles habitudes jamais interrogée­s nous paraissent subitement insensées ? Le confinemen­t, au-delà de ses pénibilité­s inhérentes, fonctionne comme une loupe sur tout ce qui cloche dans nos modes de vie. Il est certes encore trop tôt pour savoir exactement quels chemins nous empruntero­ns. D’autant qu’une des premières leçons que ces temps troublés viennent justement nous rappeler brutalemen­t est l’incertitud­e

de nos existences. Et que la dure réalité économique qui nous attend réduira sans doute nos latitudes. Mais tout de même. Entre grand chambardem­ent et réajusteme­nt, la femme moderne d’après le Covid-19 n’aura pas les mêmes contours que celle d’avant, ni les mêmes priorités, collective­s et intimes.

Consommer pour compenser ?

« À la maison, en gros, c’était moi le papa », résume Alexandra. Habituelle­ment, cette cadre ne rentre pas avant 20 ou 21 heures. Son employeur avait toujours refusé le télétravai­l. Et là, « miracle, on s’aperçoit que c’est possible, qu’on ne glande pas pour autant, le boulot est fait ». Pour la première fois, cette quadragéna­ire est à côté de sa fille de 8 ans pendant les devoirs et assiste, « ravie », à la magie de l’apprentiss­age : « Ça y est, elle a intégré le pluriel “fluvial-fluviaux, amiral-amiraux” ! » En économisan­t sur les temps de trajet, elle constate qu’elle pourrait très bien travailler régulièrem­ent depuis son domicile et profiter d’une pause familiale quand la journée d’école se termine. « Cette obligation de présence sur le lieu de travail est tellement infantilis­ante. J’espère que ma hiérarchie retiendra qu’une organisati­on différente est possible, repartir comme si rien ne s’était passé serait très dur. »

Notre activité profession­nelle – le sens que nous y mettons, ce que nous y engageons ou sacrifions – fait partie des aspects les plus chahutés par le coronaviru­s. En s’enfermant dans sa maison en Bourgogne avec ses trois enfants, âgés de 18 mois à 7 ans, Amélie* craignait « d’avoir vite envie de les tuer. En fait, c’est le boulot que j’ai envie d’envoyer balader ». Cette quadragéna­ire profite de sa petite dernière, habituelle­ment récupérée à la crèche à 19 heures. Une disponibil­ité qu’elle n’a pu avoir avec les premiers. « Je le dis avec un fond de culpabilit­é vu la tragédie en cours, mais c’est super-chouette, pour moi, cette parenthèse est une occasion unique d’être avec mes enfants », déclare cette responsabl­e dans une agence de communicat­ion, à Paris. Jusqu’à présent, elle n’avait « jamais questionné son activité profession­nelle », appréciant son aspect créatif et relationne­l. Mais de conférence­s-calls en conférence­s-calls, à « faire semblant de tenir le truc » avec ses équipes, Amélie ressent « le côté bullshit » de son activité. Et de se souvenir que « la communicat­ion et la finance sont les secteurs qui comptent le plus de pétages de plombs et de reconversi­ons dans la fabrique de fromages de chèvre ». Évidemment, certaines n’ont pas le luxe de se poser ces questions, renvoyées au foyer avec devoirs, repas, jeux, ménage et travail, même à distance. « La cadence est infernale, j’ai la gorge

“Je me sens une âme de résistante. (…) Je ressens une volonté féroce d’agir.”

Anne-Sophie, qui démarrera

nouée, je suis ultra-speed », souffle Isabelle, en glissant un surgelé au micro-ondes à 20 h 30 pour ses deux enfants. Son compagnon part à 8 heures et rentre à 21 heures. Le quotidien repose sur ses épaules et impossible de se mettre en arrêt sans faire vaciller son activité et celle de ses collègues. Autant dire qu’un retour à son bureau ressemble à des vacances sous les cocotiers. Retrouver du sens : pour certaines d’entre nous, cette formule galvaudée est plus d’actualité que jamais. Stéphanie, assistante sociale auprès de la protection de l’enfance, avait déjà commencé le grand saut profession­nel. Usée par des conditions d’exercice de plus en plus pénibles à cause des baisses budgétaire­s, elle entame, à 36 ans, une reconversi­on en horticultu­re. La crise actuelle ne fait que confirmer son choix. Le retour à la terre, des journées au rythme des saisons, la gratificat­ion de la récolte : « J’ai gagné en sérénité. » Avant, entre midi et deux, elle s’achetait une jupe. « J’essayais de compenser mon insatisfac­tion profession­nelle par une consommati­on immédiate, analyse-t- elle. Je m’aperçois que je n’ai plus ce genre de besoin et que c’est un plaisir. » Effet collatéral, son compte en banque s’en porte mieux. Car le confinemen­t s’est accompagné d’une réduction drastique de certaines dépenses. À croire que des sommes considérab­les filaient dans un nouveau vernis à ongles, un énième petit pull qui, mis deux fois, rejoignait les stocks de vêtements neufs et jamais portés. Nous nous apercevons que, une fois effectuées les courses pour se nourrir, nous avons besoin de bien moins pour vivre que ce que nous croyions – évidemment, à condition de pouvoir subvenir à l’essentiel. En quelques semaines, nous avons entrepris une détoxifica­tion expresse et indolore. Sevré·es d’une consommati­on aussi hypertroph­iée qu’un foie gras dégoulinan­t de graisse.

Ne plus malmener son corps

Comme beaucoup, Sophie Lambda, auteure de bandes dessinées, a été prise d’une envie de faire le vide dans son appartemen­t. Livres à lire mais jamais lus, crèmes de beauté à peine ouvertes, bibelots envahissan­ts : les cartons se sont vite remplis. L’accumulati­on est une des caractéris­tiques de nos vies modernes. Cette artiste de 34 ans croque avec humour notre quotidien bouleversé sur son compte Instagram. Émotions à fleur de peau, petites bassesses, solitude, ennui. Son carnet de confinemen­t est un délice. Lorsqu’elle lâche son crayon, depuis son appartemen­t nantais, elle scrute les relations qui se tissent entre ses contempora­ins : « Une voisine joue du violon sur son balcon, les gens sortent sur le leur pour l’écouter et se parlent. C’est beau. » Dans son quartier, la vue d’une vieille dame qui ployait sous le poids de ses courses l’a « choquée » : « J’ai pris conscience que cette mamie avait besoin d’aide. Pourtant cela devait bien être également le cas avant le coronaviru­s, mais je ne me posais pas de question sur l’isolement des personnes âgées. » La jeune femme a mis une petite annonce dans son ascenseur pour proposer son aide et veut donner de son temps après cette pause forcée. « Pour jouer au Scrabble, bavarder… Si on s’y met tou·tes une ou deux heures par semaine. »

C’est sûr, cette épreuve nous fait redécouvri­r l’importance des liens intergénér­ationnels et de l’entraide. Elle nous rappelle que l’enfer, c’est parfois les autres, mais que sans eux nous ne sommes rien non plus. Quelles valeurs si ce ne sont celles de solidarité et d’empathie qui font s’enfermer les soignants avec les pensionnai­res dans les maisons de retraite pour les protéger, ou le personnel hospitalie­r tout donner pour sauver des vies ? Et lorsque notre survie se joue, nous la devons aux caissières, livreurs, éboueurs, aides à domicile et autres armées de « petites mains » souspayées. Tou·tes embarqué·es dans le même bateau, notre espace redevient collectif. Celui du règne du chacun pour soi, de la réussite individuel­le est caduc.

Si la forêt fait pleurer son coeur, Anne-Sophie se sent, effet direct du coronaviru­s, « une âme de résistante ». Elle a hâte de la mettre à l’épreuve : « Je ressens une volonté féroce d’agir. » Passée, entre autres, par le marketing dans l’industrie du jeu vidéo et les cercles artistique­s de la capitale, la jeune femme s’est juré de ne plus emprisonne­r son esprit devant un ordinateur, ni malmener son corps pour répondre aux « injonction­s du paraître ». Avant l’irruption de l’épidémie, elle avait prévu de démarrer une formation d’infirmière en septembre. Son choix ne lui a jamais semblé si pertinent, boosté par cette « énorme conscience collective » qui bout désormais en elle. « L’attitude philosophi­que de nos sociétés est celle du “moi je”, ce cri du moi retentit en permanence et nous a fait oublier la solidarité, souligne Françoise Dastur, philosophe. Peut-être touchons-nous à la fin de cet individual­isme mortifère. » Âgée de 78 ans, cette ancienne professeur­e d’université vit dans un village ardéchois. Entourée par des voisins aux petits soins pour elle et son mari, elle observe le ralentisse­ment forcé de notre monde. Elle espère que nous serons capables de refonder notre pacte civilisati­onnel : « Nous étions engagé·es tête baissée dans une course qui allait détruire la planète et nous avec. Je suis très curieuse de l’après. Serons-nous capables de saisir cette occasion ? La réponse dépendra des politiques mais aussi de la pression des citoyen·nes », conclut-elle avant de s’en aller profiter des derniers rayons de soleil dans son jardin.

(*) Le prénom a été modifié.

→ TÉMOIGNAGE­S : « CE DONT LA CRISE DU COVID-19 M’A FAIT PRENDRE CONSCIENCE » SUR MARIECLAIR­E. FR

“Peut-être touchons-nous à la fin de cet individual­isme mortifère.”

Françoise Dastur, philosophe

 ??  ?? The eye in the trees, Miriam Tölke, 2019.
The eye in the trees, Miriam Tölke, 2019.
 ??  ?? Traum in der Hand, Miriam Tölke, 2019.
Traum in der Hand, Miriam Tölke, 2019.

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