Marie Claire

Cancer du sein : ma maladie, mon déclic

Une femme sur huit est touchée par un cancer du sein. Une épreuve physique, mentale et sociale qui redessine souvent l’histoire de chacune. Trois d’entre elles, qui ont renversé leur destin, racontent le cheminemen­t vers leur nouvelle liberté.

- Par Véronique Houguet Illustrati­ons Juliette Léveillé

SEIN, 58459 femmes CE VOYAGE ÉPROUVANT QU’EST LA TRAVERSÉE DU CANCER DU le découvrent chaque année (1). Les blessures intimes, la souffrance et la peur interrogen­t le chemin de vie parcouru jusque-là pour en remodeler l’horizon. Et, parfois, ouvrir à une autre manière d’être au monde, dans lequel les cartes du déterminis­me profession­nel, amoureux ou familial sont rebattues. Parce que « la maladie nous aspire du côté de la vie intérieure, ce détour fécond par soi, cette capacité à ressentir avec sa pensée et à penser avec sa sensibilit­é. Une manière de nous ajuster au réel puis de mieux l’habiter ou de le transforme­r, nourrie de ce que nous sommes, et de notre histoire », analyse le psychiatre Christophe André, auteur de La vie intérieure (2). Trois femmes confient comment, au travers de leur expérience du cancer, elles se sont révélées à ellesmêmes avant de se réinventer. Récits sans fard d’une résilience intime.

1. Institut national du cancer, 2019. 2. Éd. L’Iconoclast­e.

“J’ai remis de la vie dans le village désertifié de mes grands-parents”

BÉATRICE, 54 ANS, ÉPICIÈRE-CAFETIÈRE

«J’adorais ma vie d’avant le cancer, et elle me le rendait bien. J’étais directrice administra­tive et financière et, à la maison, c’était la famille Ricoré avec mes trois ados et mon homme. Pas question de laisser la maladie changer quoi que ce soit ! Le cancer ne serait pas maître du jeu. Ainsi, j’ai refusé l’arrêt maladie quand j’ai débuté la chimio, après la mastectomi­e. Je la faisais le vendredi pour être d’attaque au bureau le lundi. Je n’ai pas vu que je luttais à rebours de ce que mon corps pouvait supporter et je me suis effondrée à la troisième chimio, si épuisée que j’ai vu ma fin. Quand je me suis relevée, j’ai senti que je n’étais plus la même. J’en ai eu la certitude quand j’ai déjeuné avec mes collègues puis avec mon boss. “Qu’est-ce que je fais là?”, me répétais-je. Tout était identique, le décor, les gens, les conversati­ons, mais je n’avais rien à leur dire. Nous n’étions plus sur le même continent. Pourtant, moi aussi, j’avais eu des chiffres plein la bouche pendant vingt ans. Comme eux, j’avais connu ce stress teinté d’excitation en parlant fiscalité, flux financiers, bilans. Comment avais-je pu y consacrer tant de soirées, y compris quand mes enfants étaient malades? Ma carrière avait suivi l’ascension de la société, c’était ma raison d’être profession­nelle, mais cette vie-là ne trouvait plus d’écho en moi. J’avais failli passer sur l’autre rive, je m’étais accrochée pour survivre et j’en étais revenue. Tout ce potentiel de vie en moi m’appelait à faire autre chose. Mais quoi? Après tout ce que mon corps avait enduré, tout le remue-ménage que la peur de mourir et les douleurs avaient produit dans ma tête, j’avais soif d’échanges humains, de joies simples, d’authentici­té, de respirer sans carcan. Faire un pas de côté ne me suffisait pas, je ne voulais pas faire diversion dans ma vie d’avant, mais ressentir ma chance d’être en vie. Et à chaque seconde. J’ai eu mon idée à la fin de la radiothéra­pie au Salon de l’agricultur­e, en discutant avec un éleveurmai­re: j’allais remettre de la vie dans un village désertifié, celui de mes grands-parents. Je me sentais pleine de ressources, poussée par un vent favorable. Avoir déjoué le pire m’a donné une force incroyable, une assurance qui me permet de croire en moi, même si la peur de la récidive revient plus souvent que je voudrais. J’ai mis seize mois à installer mon épicerie-café-librairie-dépôt-de-pain-Postecinéc­lub. En fait, mes compétence­s de DAF, l’humain en plus. Mon compagnon m’a suivie dans mon projet, on vit comme deux ados. Ce n’est pas une provocatio­n, mais le puissant révélateur qu’a été le cancer a été ma chance, même si j’aurais préféré faire sans. Le vent sur ma joue, l’odeur du pain frais, une coccinelle sur mon bras, c’est quand même mieux qu’un tableau Excel ! Ma vie me fait me sentir tellement vivante. Merveilleu­sement vivante.»

“J’ai décidé d’adopter mon deuxième enfant”

CLAIRE, 48 ANS, CADRE DANS LE SECTEUR CULTUREL

«Le cancer m’a précipitée au bord du gouffre. La peur de mourir, que rien – aucun mot, aucune tendresse, aucun amour – ni personne ne rend supportabl­e, m’a plongée dans un face-à-face avec moi-même. Dans cette nuit si sombre qu’elle me semblait définitive, la relecture de ma vie s’est imposée dans une lumière crue qui a interrompu la fuite dans laquelle j’étais. Mon cancer, à 41 ans, m’a obligée à voir ce que j’avais préféré ignorer. Je m’étais laissée piéger dans les rêves d’un autre, ceux de l’homme que j’aimais. Ma vie n’était pas en demi-teinte, elle était même agréable, mais ce n’était pas celle dont j’avais rêvé. Je voulais au moins deux enfants, mon mari m’avait convaincue de n’en avoir qu’un. J’aime le tumulte urbain, nous vivions en banlieue résidentie­lle. J’aime les voyages et la mer, nous passions nos vacances dans notre maison au bord d’un lac. Je vivais à contrecour­ant de moi-même, et j’étais moins heureuse que je me le laissais croire. Plus j’avançais dans mes traitement­s – chimio, tumorectom­ie, radiothéra­pie, hormonothé­rapie –, plus j’avais l’intuition que mon corps allait me lâcher si je ne vivais pas ma vie pour de bon. Pour que les traitement­s marchent et éviter la récidive, il fallait que je me prenne à bras-le-corps et traduise en actes l’honnêteté envers moi-même que j’avais sortie de mes tripes. Je me suis découvert un courage nouveau: oser décider seule. Mieux, faire seule. Moi qui avais toujours eu besoin de l’assentimen­t de mes proches, j’ai fait ce qui m’a semblé bon pour moi. J’ai commencé par abandonner ma perruque. Cela ne me convenait pas de feindre d’effacer la maladie. C’était une violence de trop. J’avais l’impression de m’excuser d’être malade. Désormais, on ne déciderait plus à ma place et je ne me laisserais plus influencer par l’opinion de ceux qui veulent mon bien. Cette décision a été la matrice de ma reconstruc­tion. Ma première fois dans la rue, tête nue, avec mes sourcils tracés au crayon? Cela m’émeut encore… Car ce jour-là, j’ai senti dans tout mon être que je pouvais gagner ma guerre contre le cancer. Parce que je me rapprochai­s de moi-même. Dès lors, je n’ai plus cessé de poser les jalons de ma vie d’après et j’ai vite su que mon couple n’y avait pas sa place. Des fondations que je croyais inébranlab­les ne sont devenues plus qu’une embarcatio­n de fortune. J’ai dû trouver au fond de moi l’épaule que l’homme que j’aimais aurait dû être. Cohabiter avec la maladie l’effrayait, il a fui. À l’issue de mon année de traitement, on se comprenait d’autant moins que j’étais en train de devenir la femme indépendan­te d’aujourd’hui.

Je suis partie avec mon fils, j’ai repris mes rêves là où je les avais laissés, et j’ai décidé d’adopter mon deuxième enfant. Ça a pris un temps infini. J’ai pu le ramener en France l’année dernière seulement. Il a 6 ans et demi, il arrivait à l’orphelinat quand j’étais en chimio… Avec mes fils, je vis au plus près de mes désirs et de mes émotions, débarrassé­e de l’inutile et des pressions aliénantes auxquelles je me soumettais, je suis vraiment moi, dans ma vraie vie. »

“C’est un détour fécond par soi (…) Une manière de nous ajuster au réel puis de mieux l’habiter ou de le transforme­r.” Christophe André, psychiatre 139

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