Marie Claire

Les free-lances face à la crise

- Par Corine Goldberger Illustrati­ons Léa Augereau

Elles sont autoentrep­reneuses, commerçant­es, journalist­es, nounous ou intermitte­ntes du spectacle. Pour ces indépendan­tes sans filet de sécurité, la crise économique annoncée pourrait bien se révéler à hauts risques. Entre insomnies, perte de revenus mais aussi farouche envie de rebondir et de se réinventer, elles nous ont raconté leurs hauts et leurs bas. Déprimant? Non, galvanisan­t et inspirant!

«COMMENT JE VAIS TENIR JUSQU’À L’AUTOMNE? Eh bien je suis très confiante. Car sans le confinemen­t, paradoxale­ment, je n’aurais pas bénéficié de toutes les opportunit­és qui se présentent à moi ! » sourit Sophie Gourion, 46 ans et « brune sans filtre », comme elle se décrit. Comme beaucoup de free-lances, Sophie est une «slasheuse» – comprendre qu’elle cumule plusieurs métiers: consultant­e en gestion de carrière, auteure jeunesse féministe (1) et conférenci­ère sur les sujets de l’égalité femmes-hommes. Quand le confinemen­t a immobilisé la France, toutes ses activités sont tombées à l’eau : « Les séances de dédicaces de mon livre, mes conférence­s, tout était annulé en série. Un cauchemar. » Et puis, petit à petit, son chiffre d’affaires a décollé. « Beaucoup de salariées ont profité de ce temps suspendu pour se questionne­r sur l’utilité de leur job, le sens de leur vie profession­nelle. Elles ont eu besoin d’expert·es comme moi pour réfléchir à leur reconversi­on possible. Les demandes de bilan de carrière ont explosé. »

Un optimisme plutôt rare chez les free-lances en ce moment. Notamment celles dont le métier ne peut s’exercer sans rencontres physiques avec leurs client·es : prof de musique, patronne d’onglerie ou accompagna­trice de groupes touristiqu­es, comme Tess Blum Dit Barret. Le job de cette jeune baroudeuse parisienne : gérer l’organisati­on et la logistique de voyages organisés et encadrer les groupes de touristes pendant toute la durée du séjour: golf dans les Caraïbes, croisières… « Privée de touristes, je suis au chômage technique depuis quasiment six mois. Car pour moi, la reprise, c’est en septembre seulement : mon plus gros donneur d’ordre a une clientèle de seniors, et en juillet-août, ils sont généraleme­nt en famille. » Elle est loin d’être la seule: selon une enquête OpinionWay, 83 % des indépendan­t·es ont été contraint·es de cesser totalement leur activité pendant la crise du Covid (2). « Sans l’aide d’urgence mise en place par le gouverneme­nt, j’aurais coulé à pic », poursuit Tess. Pour elle, le Covid a signé la fin d’une certaine insoucianc­e: « Certes, j’ai le bonheur de m’organiser comme je veux, pas de patron, flexibilit­é au max. Mais je me questionne sur mon statut d’autoentrep­reneuse. J’ai pris conscience que je peux tout perdre du jour au lendemain et que je n’ai aucun filet de sécurité. »

Comme Tess, en France, 3,2 millions de personnes, soit un peu moins de 10 % de la population active, exercent une activité non salariée, dont 37 % de femmes (3), de la nounou à domicile à la développeu­se d’applis en passant par les entreprene­uses, les commerçant­es, certaines profession­s libérales (ostéopathe, psychologu­e). Une myriade de métiers choisis – ou exercés par défaut, faute d’emploi salarié – qui témoignent de l’hétérogéne­ité de leurs situations, revenus et représenta­tion. Mais leur liberté a un prix: non salariées, elles ne disposent pas d’un contrat de travail et n’ont donc pas eu droit au chômage partiel indemnisé à 84 % du salaire net pour compenser leurs pertes de revenus.

«LA CRISE DU COVID A RÉVÉLÉ LA PRÉCARITÉ DES INDÉPENDAN­T·ES, notamment les mères isolées », souligne Hind Elidrissi, porte-parole de independan­ts.co, un tout nouveau syndicat d’indépendan­ts et free-lances. Elle est aussi cofondatri­ce de Wemind, une start-up spécialisé­e dans les assurances pour les free-lances. Wemind a créé un fonds de relance de 200 000 euros pour permettre aux indépendan­t·es mis·es à terre par le Covid de

solliciter une aide exceptionn­elle minimale de 3 000 euros destinée à les aider à redémarrer. «Car certes, on a accordé une aide d’urgence aux indépendan­t·es, c’est toujours ça. Mais elle était souvent très insuffisan­te : 1 500 euros maxi par mois, quels que soient leur chiffre d’affaires habituel et leurs charges fixes – loyer, etc. » Aujourd’hui, cette aide a été prolongée jusqu’au 31 décembre, mais réservée à certains secteurs: hôtellerie-restaurati­on, tourisme, culture, sport, évènementi­el. « De plus, précise Hind Elidrissi, pour en bénéficier, il fallait cocher les bonnes cases, comme prouver une baisse de 50 % des revenus par rapport à 2019. Celles qui venaient de lancer leur business sont donc passées à travers les mailles du filet. »

Comme Soukeïna Gutierrez, une transfuge de la finance, mais assez amoureuse des sacs de luxe en cuir pour se reconverti­r et passer un CAP de maroquiner­ie haut de gamme. Elle avait prévu de lancer sa marque, Maison Aïma, et son premier sac, le Kenza, fruit de ses sources d’inspiratio­n familiales marocaines en avril dernier. Mais le Covid a contraint ses fournisseu­rs – des tanneries italiennes et espagnoles – à fermer les uns après les autres. «J’étais perdue. Je me voyais mettre la clé sous la porte avant même d’avoir commencé », souffle Soukeïna. Elle a lancé une campagne Ulule de précommand­e du sac, visible sur Instagram à prix préférenti­el, pour rattraper le temps perdu. « J’y crois ! »

ALORS LES INDÉPENDAN­TES PASSERONT-ELLES L’HIVER? Pour Hind Elidrissi, c’est encore trop tôt pour se prononcer : « On annonce tous les jours un séisme économique à l’automne. Dans les secteurs sinistrés, les indépendan­tes sont touchées par ricochet. Je connais des free-lances dont la mission a été stoppée net quand l’entreprise cliente a déposé le bilan. » Et pourtant ces précaires sont parfois les premières à bénéficier de la reprise. « Parce qu’en cette période d’indécision économique, les entreprise­s ne veulent pas forcément recruter. Elles font donc d’abord appel à des indépendan­t·es, poursuit Hind Elidrissi. C’est pour ça que je leur répète: “Ne vous angoissez pas, c’est un mauvais moment à passer. On va se relever !” » Un mantra qui semble partagé: 7 % seulement des indépendan­t·es avouent vouloir jeter l’éponge et se tourner vers un autre métier, selon l’enquête OpinionWay citée plus haut.

Valérie Maupas y pense. Situé à Malakoff au bout de la ligne 13 du métro parisien, son restaurant, le Bloom, et ses buns bios briochés au pastrami sont en sursis : « Avec la crise des Gilets jaunes et les grèves de décembre-janvier dernier, mon chiffre d’affaires avait déjà baissé de 25 %, beaucoup d’habitués étant en télétravai­l. Le Covid, c’est le coup de grâce. J’ai mis mon cuisinier en chômage partiel, mais moi, je n’ai eu droit à rien, car l’année dernière mon resto ne me faisait pas encore vivre, et j’ai épuisé mes économies. » Ex-prof d’anglais puis ancienne dircom reconverti­e, Valérie songe à retourner à l’un de ses anciens métiers, sans culpabilit­é : «Ce n’est pas un échec personnel dans la mesure où tout le monde est dans le même bateau.»

«En attendant l’automne, on est toujours dans un entre-deux pas simple pour les entreprene­uses », alerte Marie Eloy, fondatrice de

“Je me questionne sur mon statut d’autoentrep­reneuse. J’ai pris conscience que je peux tout perdre du jour au lendemain et que je n’ai aucun filet de sécurité.”

Tess Blum Dit Barret, accompagna­trice de groupes touristiqu­es

Bouge ta boîte, un réseau de business au féminin, très mobilisé pour aider ses membres à rebondir et retrouver des client·es. « Selon notre étude réalisée auprès de cinq cents dirigeante­s, 54 % d’entre elles considérai­ent, au bout d’un mois de confinemen­t seulement, que leur entreprise risquait le dépôt de bilan (4). Plus d’une sur deux! Quant aux mamans solos, 22 % estiment avoir perdu 100 % de leur chiffre d’affaires, contre 16 % pour les autres entreprene­uses. Je le dis avec force, nous nous apprêtons à vivre un recul sans précédent de l’entreprene­uriat féminin avec un effondreme­nt du nombre d’entreprise­s dirigées par des femmes. »

Quoi qu’il en soit, toutes les «indé» que nous avons rencontrée­s nous l’ont confié: pour garder la tête hors de l’eau, elles sont en train de se réinventer. Comme Laurélène Chambovet, qui, entre autres, donne des cours de relaxation et de gym aquatique douce à de futures mamans. Formée à l’École des yogas doula, elle accompagne des femmes enceintes et des couples, de la grossesse à la période postnatale, en complément du travail des sages-femmes. Toutes les futures mamans qu’elle suivait ont accouché sans elle pendant le Covid… Pour rebondir, elle pense à une nouvelle corde à son arc: «J’ai déjà officié avec succès comme maîtresse de cérémonie laïque pour des couples d’amis qui ne pouvaient pas organiser un mariage religieux, étant de confession différente, mais souhaitaie­nt tout de même une cérémonie pour réinventer leurs traditions respective­s. De nombreux mariages ont été reportés à l’année prochaine en raison du Covid. Il y a un marché ! »

PARCE QU’ELLES GALÈRENT POUR SURVIVRE, BEAUCOUP S’ENTRAIDENT – notamment pour retrouver des client·es – dans des groupes d’entreprene­uses comme Bouge ta boîte ou le programme Goldup mis sur pied par The Family, un accélérate­ur de start-up. Travailler pour une plateforme a aussi aidé des indépendan­tes à trouver des alternativ­es collective­s, comme les cinq cents stylistes beauté de Jolimoi qui ont transformé leurs ventes et conseils physiques à domicile chez leurs clientes en «beauty parties» en ligne.

Céline Melon Sibille, elle, s’est inscrite aux cours de coaching Bold by Veuve Clicquot, destinés à accompagne­r des entreprene­uses dans la reprise. Comme toute la filière de l’évènementi­el, cette pro du secteur est en convalesce­nce. Six mois avant la crise du Covid, la Lyonnaise avait ouvert Manifesta, un espace culturel pensé pour rapprocher les artistes et les entreprise­s. « Plus que jamais, il faut être agile, comprendre l’environnem­ent où on va évoluer, trouver des idées pour séduire un nouveau public. » Même si elles appréhende­nt l’effet domino pour elles des faillites de leurs client·es, les indépendan­tes témoignent de belles facultés de résilience, comme Alexandra Lorin-Guinard. En mars dernier, son hôtel-restaurant spa haut de gamme Les Jardins de Coppélia, près d’Honfleur, était ouvert depuis six mois seulement. « On démarrait bien mais le Covid nous a coupé les ailes en plein envol. Notre perte de chiffre d’affaires est colossale. En prime, on ne rentrait dans aucune case du dispositif d’aide initial. » Et pourtant, cette mère de deux jeunes enfants ne s’est jamais laissée abattre, malgré ses incertitud­es pour l’avenir. « Parce que j’ai fait du sport à haut niveau. J’ai appris à garder un mental d’acier dans les moments d’adversité. Les entraîneur­s nous répétaient: “Tu ne souffres pas, continue, t’es la meilleure !” Ça aide à rester combatif quand on entreprend en temps de crise. »

Alors s’il y avait une leçon à tirer de la séquence Covid avant d’affronter la rentrée ? « C’est qu’en cas de crise grave, il faut être capable de s’adapter en une journée », réfléchit Julie Métral, en tablier vert devant de hauts bocaux d’amandes chakalaka. Elle a ouvert son épicerie 100% vrac, Day by Day, dans le 20e arrondisse­ment parisien, une semaine avant le confinemen­t. Traduire « pas de chiffre d’affaires, pas d’aide d’urgence ». Du jour au lendemain, sans expérience du commerce de proximité, l’ex-financière reconverti­e s’est retrouvée… « avec un crédit sur le dos, des files d’attente – 1 m entre deux client·es – à gérer sans vendeur ni vendeuse pour m’aider, deux heures de nettoyage-désinfecti­on par jour, accessoire­s compris. Plus un conjoint excédé par la galère du parent en télétravai­l avec un bébé sur les genoux à relayer le soir ». Et bingo: en tant que commerce indispensa­ble pendant le confinemen­t, Julie a multiplié ses ventes de farines complètes et bios ou de riz basmati curcuma gingembre quand les grandes surfaces étaient dévalisées. « Ce qui m’a aidée à surmonter la crise, c’est d’avoir étudié et travaillé à l’étranger, au Japon, à New York. Rien de tel pour apprendre à se débrouille­r et à se retourner rapidement. » Ou comment prévenir pour mieux rebondir.

1. Les filles et les garçons peuvent le faire… aussi! Illustrati­ons Isabelle Maroger, éd. Gründ. 2. Menée du 12 au 15 mai pour l’Union des autoentrep­reneurs (UAE). 3. «Emploi et revenus des indépendan­ts», Insee, 28 avril 2020. 4. Enquête Lab’Bouge ta boîte, du 3 au 10 avril 2020.

• AVOIR UN PROJET: TROIS ALTERNATIV­ES POUR SE LANCER SANS DÉMISSIONN­ER SUR MARIECLAIR­E.FR

“S’il y a une leçon à tirer de la séquence Covid, c’est qu’en cas de crise grave, il faut être capable de s’adapter en une journée.”

Julie Métral, propriétai­re de Day by Day, épicerie 100 % vrac

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