Marie Claire

JOOHEE BOURGAIN, 38 ANS,

PROFESSEUR­E DE LETTRES*, VIT À LILLE.

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«Je suis toute petite, face à un miroir, et je tire les yeux de ma mère pour qu’elle soit comme moi. C’est un des rares souvenirs de mon enfance heureuse. On avait une relation fusionnell­e, elle et moi. Elle est décédée en 2005, j’avais 23 ans. Mes parents avaient déjà deux enfants biologique­s quand je suis arrivée de Corée du Sud par avion, un peu comme un colis. Âgée de 10 mois, je vivais dans le cocon de ma famille adoptive, sans être préparée au monde extérieur. J’avais 5 ans quand un petit garçon m’a dit : “Ta mère viendra pas te chercher, elle est morte, elle s’est noyée dans la piscine.”

La maîtresse a calmé mes sanglots en me prêtant un livre sur l’adoption: j’ai découvert que j’avais été adoptée, un choc. Traumatisa­nt. Ma famille était “color blind” (daltonnien­ne, on n’y faisait pas de différence entre les couleurs, ndlr). On devrait organiser des formations aux futur·es adoptant·es, notamment sur le racisme. On a tou·tes des biais, on peut y travailler. Pour les Asiatiques, c’est le mythe de la minorité modèle, docile, respectueu­se, geek. Longtemps, pour ne pas être perçue comme une touriste dans mon propre pays, je prenais des distances avec les Asiatiques. Je me sentais – et me sens toujours – française, veillant à bien manier la langue pour prouver que j’étais légitime à l’être, je suis d’ailleurs devenue prof de lettres. À mon affirmatio­n : “Je suis de Boulogne-sur-Mer”, on me répondait: “Ben non, c’est pas possible, il y a pas d’Asiats ici, tu es d’où vraiment?”

Sans poste fixe en début de carrière, il m’est arrivé d’entendre : “On a cours avec la Chinoise”, quand ce n’était pas “Chinetoque” dans la cour de certains collèges du bassin minier, et ce sans grand soutien de la direction. Le racisme ordinaire n’est plus acceptable. Dans un café de Lille, un homme m’a interpellé­e récemment: “Mais tu nous as rapporté le virus!” Il s’est excusé quand j’ai protesté: “C’est raciste, Monsieur !” J’ai plus intérioris­é la peur de sortir que celle du virus. Je suis retournée en Corée du Sud, d’abord en vacances, puis j’ai pris une disponibil­ité sans solde et j’y ai vécu avec mon conjoint près de deux ans. Cela m’a apaisée même si je n’ai pas retrouvé mes parents biologique­s. J’ai désormais une identité globale avec mon prénom d’origine Joohee – repris à la place de Justine – et mon nom français. J’assume mon côté hybride. La vision morale et charitable de l’adoption est la narration dominante. Moi, je réfléchis à l’adoption en tant que système qui n’est pas la solution aux défaillanc­es des pays sources. Aujourd’hui, il faut en comprendre les mécanismes pour l’améliorer. Nous ne sommes plus des enfants mais des adultes adopté·es, nous avons une expertise et nous devons porter une voix collective et politique. Être adopté·e, c’est une identité qui nous suit toute la vie et qui prend du temps à être assumée.»

(*) voixdebrid­ee.over-blog.com

“Je suis retournée en Corée. (…) Cela m’a apaisée même si je n’ai pas retrouvé mes parents biologique­s. J’ai désormais une identité globale.”

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1. « La capture d’un fou rire, en vacances sur une plage de Bretagne avec ma mère. » 2. «J’ai 14 ans et je porte dans mes bras le chat de mon enfance, qui fut un confident réconforta­nt. »

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