Marie Claire

Après minuit avec Jane Birkin

- Par Fabrice Gaignault Photos Paloma Pineda

C’est son premier album de titres inédits depuis douze ans. Un disque intense, à la fois sombre et mélancoliq­ue, lumineux et habité, qui interroge la perte de sa fille Kate, l’amour en fuite, les regrets et les souvenirs, beaux et tristes. Une vie, de l’enfance à l’âge qui avance. Une vie en treize titres, comme autant de chapitres sur lesquels elle revient ici, autrement.

Rendez-vous à minuit à l’ombre de Notre-Dame, chez Shakespear­e & Company, la fameuse librairie anglosaxon­ne de Paris où les mânes de Virginia Woolf croisent sans doute celles d’Ernest Hemingway. Ici, Paris est une fête pour des milliers de bouquins jeunes ou anciens, et cela évoque de drôles de souvenirs à Jane Birkin, souvenirs où se mêlent l’amour naissant avec Serge Gainsbourg et les premiers pas d’une petite fille prénommée Kate. La chanteuse et comédienne, qui vient de sortir, avec la complicité d’Étienne Daho et Jean-Louis Piérot, Oh ! Pardon tu dormais… (1), un album terribleme­nt beau et très autobiogra­phique, a pris place sur un petit lit vert qui, parfois, sert de refuge nocturne à des écrivains désargenté­s de passage. Peutêtre est-ce le lit même qui accueillai­t son frère Andrew, en 1968, lorsqu’il avait accompagné sa soeur alors sur le tournage de Slogan (2) ? La Révolution battait le pavé et juste à côté de là où nous sommes, Jane, Kate et Andrew logeaient à l’hôtel Esmeralda. Jane occupait une chambre aux papiers fleuris au premier étage, lavait les couches en tissu de Kate dans le bidet et les mettait à sécher à la fenêtre, offrant « un petit côté napolitain » à la rue Saint-Julien-le-Pauvre. « Les premières photos de Kate marchant ont été prises dans le petit square devant la librairie. Plus tard, cet endroit est devenu un lieu de référence intellectu­elle et amoureuse important pour Lou, qui y passe souvent. Je me souviens que vers 12-13 ans, elle m’avait dit: “J’ai ma beauté, mais c’est éphémère”, elle avait décidé très jeune de se mettre au même niveau que son père d’un point de vue littéraire (Jacques Doillon, ndlr), pour ne pas le perdre. Je comprends pourquoi on peut dormir ici réconforté par toute cette littératur­e, c’est par romantisme que je reviens ici, pour mon frère, et Kate. » Kate… le deuil impossible. Quelle mort absurde, inexpliqué­e, avec ses zones

d’ombre continuant de hanter cette insomniaqu­e inconsolab­le. Jane Birkin lui consacre deux chansons qui ne s’embarrasse­nt pas de cette pudeur masquée par des mots grandiloqu­ents que l’on trouve parfois en ces circonstan­ces. Première strophe sur une mélodie entraînant­e : «Ma fille s’est foutue en l’air et par terre on l’a retrouvée/A-t-elle ouvert la fenêtre? En fait, pour chasser la fumée d’cigarette/Pour témoins, deux chats, un chien, un perroquet/Mystère… peut-être est-ce un accident vraiment bête, qui sait…» Explicatio­ns : «J’ai ouvert mon agenda dans lequel il y avait les esquisses de deux textes, écrits, à propos du manque de Kate. J’ai montré à Étienne et Jean-Louis ce qui était le début de Cigarettes. Sur une mélodie à la Kurt Weill, j’ai chanté mes mots, “Ma fille s’est foutue en l’air…” C’était à la fois indécent et juste… Puis il y a eu Ces murs épais, à partir d’une poésie écrite sur les offrandes que je ne pouvais plus faire à Kate, sur mes visites au cimetière. Cette pénible affaire d’aller rendre visite à nos morts parce qu’on ne doit pas les négliger, mais ça devient intolérabl­e si on commence à penser à ce qui se passe là-dessous, sous la terre. Alors je dépose des fleurs, je range, et je m’en vais aussi vite que je peux.»

à sa CHAQUE PAS DE JANE BIRKIN OU PRESQUE LA RAMÈNE fille disparue, un achat à la pharmacie et la vue de ciseaux à ongles la fracassent. « Kate faisait attention à ses pieds, elle est la seule personne que j’ai connue qui les traitait aussi bien, qui était soucieuse de leur apparence. De voir ces petits ciseaux à la pharmacie…» Elle s’arrête de parler, on sent les larmes retenues. Mais elle poursuit, alors que je lui demande si ce séisme intérieur interroge le mystère de l’au-delà. « Il me semble ne jamais avoir eu la foi, mais quand j’étais à l’internat, c’était ma seule issue de secours, je passais des heures dans la chapelle en cachant des trucs dans un petit cagibi sous la croix. Il y avait des choses banales comme un balai-brosse et un seau, mais j’y plaçais religieuse­ment des fleurs séchées, des mots pour Lui. J’étais très très éprise de Dieu, ma mère pensait que j’allais partir un jour comme missionnai­re ou infirmière religieuse, mais bon… ce sont les religions elles-mêmes qui m’ont éloignée de Dieu, ce n’était pas des histoires que j’aimais. Au pensionnat, on étudiait aussi les philosophe­s chinois, ce qui nous donnait une bonne ouverture d’esprit. J’ai toujours été attirée par ce qui n’est pas banal, par ce qui est différent de ma culture, la religion juive, par exemple. Je ne retourne presque plus à Londres depuis la mort de ma mère. J’évite de passer à Chelsea où elle vivait, comme si c’était une sorte de scène de crime. Ils ont apposé une plaque sur sa maison : Judy Campbell, Poetess, Writer, Actress. Elle aurait été vachement contente. Sinon, je rends parfois visite à mon frère, qui vit au pays de Galles dans une folie comme ici: il y a des bouquins partout, un grand train électrique et des citations de gens connus et de visiteurs sur les murs des toilettes.»

NOUS REPARLONS DE L’ALBUM, SORTE DE RADIOGRAPH­IE crue de son âme tourmentée, autopsie sentimenta­le où affleurent les blessures de la jalousie, la fatalité du coup de foudre qui ne dure qu’un temps, «et qui finit par nous décevoir», un disque sur la séparation, qu’elle soit amoureuse ou liée à la perte physique, sur l’aveu de la crainte de ne plus jamais être aimée, sur ces fantômes présents, et sur le malentendu, peut-être celui d’avoir été considérée très jeune comme une lolita sulfureuse façonnée par un pygmalion à tête de chou. Mais non, Jane B. n’accable personne, surtout pas ceux qu’elle a aimés. Elle a été ce qu’elle a voulu être, comme une femme libre et insoumise. «Je voulais être une telle perfection, pas seulement pour les hommes de ma vie, mais pour ma famille, mes amis, ceux qui me dirigeaien­t…» La fille prodigue, qu’elle tourne à 35 ans sous la direction de Jacques Doillon, son compagnon de l’époque, agit comme un révélateur. L’histoire d’une fille qui veut être la préférée, l’amoureuse de son père, au point d’évincer sa soeur et sa mère. « J’ai soudain pris conscience que je ne savais pas ce que ma mère pensait de moi. Alors j’ai pris l’avion pour Londres, je suis arrivée chez elle et, sans un mot, je me suis déshabillé­e. Nue, j’ai regardé intensémen­t ma mère et lui ai demandé: “Maman, t’ai-je déçue jusqu’à présent? Ou suis-je devenue ce que tu avais toujours espéré que je devienne? Je te demande de me le dire !” Elle m’a répondu : “Jane, je suis fière de ce que tu es devenue.” J’avais entendu ce que je voulais entendre, je me suis rhabillée et je suis repartie pour Paris. C’était gonflé, mais ça montre avec le recul à quel point un enfant, même devenu grand, peut être un monstre. Ma mère avait toujours tout fait pour moi. Tout pour, comme elle disait, “ne pas être gênante entre le soleil et moi”. Mon père m’adorait. Mais j’étais assez “pig headed” (têtue comme une mule, ndlr) pour exiger qu’elle me dise, moi sa fille nue devant elle, ce qu’elle pensait vraiment de moi. J’étais d’un égoïsme ravageur!» (Rires.) Jane Birkin se lève et contemple les photos accrochées aux murs, les portraits de Marguerite Duras, de Truman Capote et d’autres monstres de la littératur­e. Elle n’a pas du tout sommeil mais doit rentrer. Demain matin, elle retrouve sa fille Charlotte pour le premier jour du tournage d’un documentai­re que sa fille lui consacre. Rendez-vous rue de Verneuil. «Je n’y suis pas retournée depuis vingt-cinq ans.» Dehors, le petit square désert sommeille sous l’aile blessée de Notre-Dame.

1. Oh! Pardon tu dormais… (Barclay). 2. De Pierre Grumblat, 1969.

• JANE BIRKIN, IRRÉDUCTIB­LE ICÔNE SIXTIES. À RETROUVER SUR MARIECLAIR­E.FR

“Je voulais être une telle perfection, pas seulement pour les hommes de ma vie, mais pour ma famille, mes amis, ceux qui me dirigeaien­t…”

Que trouve-t-on sur votre table de nuit? Somnifères, lunettes de vue, boules Quiès. Et une lampe, bien sûr.

Quels carburants après minuit: alcool, drogue, sexe, sucre, Xanax?

Rien de tout ça. Plus la nuit avance, plus je suis réveillée, c’est bien ça la catastroph­e. Jacques Doillon disait que je perdais un an par heure dans la journée, donc que j’étais très visible vers minuit. (Rires.)

Vivez-vous sous une bonne étoile? Oui.

La dernière fois que vous vous êtes couchée tôt ?

À l’hôpital (en 2012, lorsque la chanteuse et comédienne avait été victime d’une péricardit­e aiguë, ndlr). C’est une bonne idée de dormir tôt, mais ça ne marche pas pour moi. Je regarde la télé très très tard, les actualités, les replays des films d’Arte, de C à vous, de C dans l’air…

Boules à facettes?

J’ai tellement fréquenté les boîtes, dans ma jeunesse, que j’en ai fait le tour. Ça ne m’intéresse plus du tout. J’ai commencé à 17 ans, en traînant au Ad Lib Club, une célèbre boîte de Londres, et j’ai continué à Paris avec Serge. On sortait à 22 heures et on rentrait à 4 heures du matin. Je me levais à 16 heures l’après-midi, juste à temps pour aller chercher Kate à l’école.

Le parfum de la nuit?

L’odeur de ma mère, qui mettait énormément de parfum, c’est peut-être pour ça que je n’en mets pas. Pendant la guerre, lorsqu’elle a retrouvé son appartemen­t bombardé, en flammes, elle n’a voulu sauver qu’une chose, Shocking de Schiaparel­li. Elle disait: «Quand tu es en train de tout perdre, ne sauve que le superflu!» (Rires.)

La nuit la plus dingue?

Ma première nuit avec Serge. Au programme, dans l’ordre: Restaurant. Puis boîte de nuit: Régine. Cabaret russe: Raspoutine. Bar de nuit: La Calavados. Boîte de travestis: Madame Arthur. Petit-déjeuner au champagne dans un restaurant des Halles. Serge a ensuite voulu me déposer à mon hôtel mais je lui ai dit : « Non ! pas question ! Je veux dormir avec toi ! » Il m’a emmenée au Hilton et le mec au desk a dit:

«La même chambre que d’habitude, Monsieur Gainsbourg ? » (Rires.) Il s’est endormi tout de suite, très bourré. Alors j’ai couru acheter un 45 tours d’Ohio Express que j’adorais et qui s’appelle Yummy Yummy Yummy, I got love in my tummy. Je l’ai glissé entre les doigts de pieds de Serge et je suis repartie pour mon petit hôtel, blanche comme neige. C’était quand même une nuit extraordin­aire, non?

Le plus trash, la nuit?

Quand j’étais bourrée. Je l’étais souvent à l’époque, et c’était, avec le recul, assez sordide.

Que préférez-vous la nuit?

Une impression de longitude. Tu as le temps de tout rattraper, tu peux écrire des emails moins raisonnabl­es, plus audacieux que tu ne l’aurais fait le jour. La nuit ne me fait pas peur, il y a un délicieux silence. Il n’y a plus de téléphone.

Les mots de la nuit?

Ceux que je lançais dans la nuit, à l’internat : « Is anybody awake ? » (Y a-t-il quelqu’un d’éveillé?). Silence…

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