Marie Claire

Maria Grazia Chiuri et Rachele Regini: le feu sous la grâce

MARIA GRAZIA CHIURI ET RACHELE REGINI

- Par Catherine Castro Photos Inès Manai 115

La première, Maria Grazia Chiuri, est la directrice artistique de la maison Dior. Sa fille, Rachele Regini, 24 ans, l’a rejointe en qualité de conseillèr­e culturelle sur les sujets qui agitent notre époque, des “gender studies” à l’appropriat­ion culturelle en passant par l’environnem­ent. Deux femmes déterminée­s qu’anime le même puissant désir de libérer les corps et la mode de leurs carcans. Elles qui prennent la parole si rarement ensemble ont accepté de le faire, ici, pour nous.

Quand on la rencontre pour la première fois, un mot s’impose. « Volcan. » Pas grande mais simplement impression­nante, Maria Grazia Chiuri n’a pas besoin de son khôl fétiche pour souligner le feu qui couve au fond de ses yeux. Cheveux platine plaqués et noués en catogan, pieds nus dans des sandales noires minimalist­es, un T-shirt blanc et un jean, quoi d’autre ? Une bague tête de mort, vanité signée Attilio Codognato, le mythique joaillier vénitien, comme un swing punk sur le green d’une austérité granitique. Un paradoxe, à la fois rebelle et dans les clous, capable de tenir tête aux alpha mâles du luxe qui l’ont engagée. La classe en somme. La directrice artistique de Dior, entrée en fonction dans la maison de couture il y a quatre ans, a clairement choisi sa catégorie, et ce n’est pas celle du paraître. Être soi, rien que soi, sans rien de factice, avec tout ce que cela représente de talent, de liberté, de culture. De passion. Maria Grazia dit que le vêtement est la première maison du corps. En la voyant, on se dit que le plus beau vêtement d’une femme, c’est son intelligen­ce. Et en la voyant retrouver sa fille Rachele Regini sur la prise de vues, on se dit que l’amour qui lie ces deux-là est leur atout numéro 1. Rachele, 24 ans, a rejoint Maria Grazia chez Dior, au poste de consultant­e culturelle. Grande, splendide en denim pimpé par un corset en cuir couleur tabac, un bébé volcan avec du feu dans les yeux, comme sa mère. Alors qu’elles posent devant l’objectif en se regardant, on assiste à un morphing en direct. Leur visage fond comme une glace italienne à la vanille, les traits s’éclairent et s’adoucissen­t, c’est fou, le pouvoir d’un regard. Celui de Maria Grazia Chiuri est un regard qui sait voir et qui insuffle de la puissance à ceux qui pensent ne pas en avoir. Les artisans qu’elle fait collaborer sur ses collection­s, en Afrique, en Inde ou dans les Pouilles. Les femmes dont elle ne fait pas des poupées en silicone mais des êtres libres d’avancer à grands pas dans la vie. Avec elle, la mode devient plus intéressan­te que la production de jolies fringues très chères. Car avec ses collection­s de vêtements, si beaux et si faciles à vivre qu’on ne craint pas de les porter de bon matin dans la rue, ce que cette Italienne bien campée dans le réel propose aux femmes, c’est un voyage. Une exploratio­n de notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes, aux codes. «We should all be feminists», affirmait-elle en 2016 sur un T-shirt à 550 €, un succès viral que l’on verra apparaître dans les marches des femmes antiTrump aux États-Unis. « Nous devrions toutes être féministes. » Cette phrase de Chimamanda Ngozi Adichie, l’écrivaine nigériane avec laquelle Chiuri avait choisi de collaborer pour sa première collection Dior, annonçait la couleur. La directrice artistique de cette maison de couture à l’audience planétaire allait travailler à déconstrui­re les stéréotype­s, faire valser les frontières, inviter l’époque sur les podiums, tout ça avec une grâce absolue. C’est fou, le pouvoir d’un vêtement. Quatre ans et une pandémie plus tard, le travail de Maria Grazia affiche un succès commercial insolent. Nous avons rencontré la mère et la fille quelques jours avant le show. Maria Grazia s’échappait de la prise de vues pour aller fumer sur la terrasse de son bureau, paysagée par ses soins comme un jardin italien qui lui rappelle sa maison à Rome. Des oliviers, de la menthe, des citronnier­s et, en arrièrepla­n, la tour Eiffel. Un appel d’air. Dans une semaine, Paris vivra sa première fashion week post-confinemen­t. La scénograph­ie du défilé Dior printemps-été 2021 sera cryptique. Sur le podium, les modèles non exclusivem­ent blancs et à l’identité de genre indéfinie, présentero­nt des pièces aériennes, expression­s d’une mode à l’écoute du monde. À la fin du show, l’irruption d’une militante d’Extinction Rébellion brandissan­t une banderole : « We are all fashion victims », « Nous sommes toutes des fashion victims », nous fera réfléchir. Cette saine protestati­on n’aurait-elle pas été plus cohérente sur le podium d’une marque de fast fashion ? Sûr, en tout cas, que Maria Grazia et sa muse Rachele feront quelque chose de cet accroc à la partition. En plein soleil, on sait que la fête et l’extravagan­ce qui ont toujours habillé la fashion week résonneron­t comme des curiosités du monde d’avant. Le monde de maintenant, « c’est comme une religion sans église», déplore Maria Grazia en tirant sur sa Chesterfie­ld. La crise sanitaire a profondéme­nt ébranlé la créatrice qui a fait sienne la locution latine « memento mori », « souviens-toi que tu vas mourir ». Ces mots, qu’un esclave murmurait à l’oreille des généraux romains victorieux pour les inviter à la modestie, sont le nom de ses

bagues Codognato. Au cours de cette rencontre fascinante, on décide que ces mots devraient être la signature de Maria Grazia, entre puissance et discrétion. Après deux heures de conversati­on, on s’en va avec l’impression d’avoir pris une grande et magnifique claque. Inespéré.

Maria Grazia, depuis votre arrivée chez Dior, vous interrogez sans relâche l’identité féminine. Le concept de féminité est-il toujours valide?

Il y a tellement d’aspects en nous, MARIA GRAZIA CHIURI: de contradict­ions, tout ça ne peut pas tenir dans le seul concept de féminité.

C’est le genre de mots inventés pour RACHELE REGINI: sécuriser les gens. Un type de vêtements va dans la boîte féminité, un autre dans la boîte masculinit­é, tout le monde est rassuré. Je trouve plus drôle de ne pas se conformer aux structures dont on a hérité.

Absolument, c’est plus drôle, surtout maintenant. M.G.C. : La pandémie a profondéme­nt modifié notre relation à nous-mêmes, à notre corps. Obligé·es de rester chez nous, nous avons été privé·es de nos relations avec les autres, qui nous aident à nous définir. Se regarder dans le miroir, sans les références, les structures, bref, la boîte qui nous aide à nous définir, c’est difficile. Finalement, c’est aussi important d’avoir une bonne relation aux autres qu’à soi-même.

C’est la règle numéro 1.

R.R. :

Maria Grazia, vous êtes OK avec votre règle numéro 1?

Oui, absolument. Je peux faire mieux, mais c’est M.G.C. : en bonne voie. J’ai beaucoup travaillé là-dessus. C’est très compliqué d’avoir une bonne relation avec les autres si on n’est pas bien avec soi-même.

C’est difficile pour moi, ça. J’alterne, avec beaucoup R.R. : de hauts et de bas.

Rachele, votre mère est-elle un «role model»?

Oui, bien sûr. Non. (Elle rit.) Oui, tu es un modèle. R.R. :

À ta façon. On imagine un role model comme quelqu’un de parfait. Ma mère est mon modèle parce que justement elle n’est pas parfaite, et qu’elle est très relax avec ça. Moi, je me mets la pression pour être la meilleure en tout. Elle m’a toujours montré qu’on peut être imparfaite et réussir tout ce qu’on veut.

Cette pression, spécialeme­nt sur la jeune génération, M.G.C. : d’être le premier en tout, ce n’est pas bon. Apprécier ce que l’on fait, s’amuser à le faire, me semble plus essentiel.

C’est ça, être libre?

Non, pas seulement. Nous vivons dans une M.G.C. : société où la pression supprime l’idéal du plaisir.

Si, je pense que cela a à voir avec la liberté. Parce R.R. : que si tu fais ce qui te plaît, ça veut dire que tu es libre par rapport aux attentes des gens, aux attentes de la société qui te dit ce que tu as le droit et pas le droit de faire. C’est dur de parvenir à ça.

Cela n’a rien à voir avec l’âge, d’ailleurs. Le M.G.C. : truc, c’est de se dire que, chaque jour, on peut faire quelque chose de nouveau. Choisir de marcher plutôt que se fixer un point d’arrivée. Je ne sais pas où je vais, je m’en fous. Ce chemin, j’en profite chaque jour. On verra où cela me mène.

D’où vous vient cette vision de la vie?

C’est dix ans de thérapie, chérie!

R.R. :

C’est vrai, c’est sans doute grâce à cela, mais M.G.C. : mon approche n’a jamais été très différente. Je dirais qu’aujourd’hui, j’en suis plus consciente.

Et vous, Rachele, vous profitez du chemin ou vous visez un but?

Je suis plus du genre à vouloir les choses. Avant, R.R. : j’avais une liste: finir l’université à 23 ans, commencer un doctorat l’année suivante, et faire ci, faire ça. À un moment, ma mère m’a dit : « Stop. »

Basta.

M.G.C. :

C’est pour ça qu’on s’entend bien. Elle a eu le courage, R.R. : je dis courage parce que je peux être agressive, bref, elle m’a attrapée par les épaules: « Ça suffit. »

Nous devons vraiment réfléchir à ce que l’on M.G.C. : attend de notre vie. On fait beaucoup de choses parce qu’on est, croit-on, supposé les faire, et que l’on accorde trop d’attention au jugement des autres. On doit apprendre à se voir avec nos propres yeux, pas avec les yeux des autres. C’est le sens de mon travail. Je propose des looks, à vous de jouer avec.

En somme, tu dis : « Il n’y a pas une seule façon R.R. : d’être séduisante, d’avoir confiance en soi. Vous pouvez être plusieurs versions de vous-même.»

Êtes-vous d’accord avec Chimamanda Ngozi Adichie quand elle dit qu’un T-shirt «We should all be feminists» ne va pas changer le monde?

Oui, cela paraît difficile. Mais chacun de nous, M.G.C. : avec son talent, peut faire sa part, essayer de son mieux. Mon travail va au-delà de la conception d’une collection, c’est une mission. Je veux utiliser cette opportunit­é d’être chez Dior pour exprimer ma vision du monde, donner une voix aux femmes, aider des entreprise­s qui représente­nt quelque chose à être plus visibles.

Tu veux aussi partager la connaissan­ce.

R.R. :

Dans la crise d’aujourd’hui, faire de la mode a-t-il encore du sens?

La mode n’est pas seulement une affaire de M.G.C. : vêtements, elle parle de l’époque, l’interroge. On peut avoir une réflexion intellectu­elle sur la mode. Regardez ce qui se passe au niveau des débats sur l’appropriat­ion culturelle, le genre. Toutes ces réflexions sont au centre de notre travail.

La mode parle d’identité. Et d’environnem­ent. R.R. :

Une part de votre identité dépend de l’endroit où vous vivez.

Prenez le textile, c’est l’une des premières choses M.G.C. : que l’humanité a fabriquées. L’histoire des styles de textile ou de broderie est une histoire de l’humanité.

Rachele Regini: top et pantalon en toile de soie et coton Dior. Chemise sans manches en popeline Dior. Bagues personnell­es. Maria Grazia Chiuri : chemise en soie et jean Dior. Bijoux personnels.

“Mon travail va au-delà de la conception d’une collection, c’est une mission. Je veux utiliser cette opportunit­é d’être chez Dior pour donner une voix aux femmes.”

Maria Grazia Chiuri

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Maria Grazia Chiuri et sa fille, Rachele Regini, en septembre, à Paris.
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