Notre époque est-elle trop prude ?
Des crop tops de lycéennes jugés provocants, une robe considérée comme trop décolletée pour le musée d’Orsay, des seins nus qui choquent des enfants sur une plage : médias et réseaux sociaux se font de plus en plus l’écho de sanctions contre des tenues féminines perçues comme inappropriées. Autant de mises en garde qui interrogent à la fois nos libertés individuelles et le regard de la société sur le corps des femmes. Enquête. « Je ne conteste pas le principe des règles, mais dans notre lycée, ils abusent. » Mathilde est en terminale dans un lycée catholique privé. Le 14 septembre, avertie par un ami de l’émergence d’un mouvement de soutien envers les filles qui ont subi des remarques de leur établissement sur leur tenue, elle s’habille en short et cropped top (haut découvrant le nombril) en signe de solidarité. Invoquant le règlement intérieur, la directrice adjointe refuse de la laisser entrer. Six jours plus tôt, Jeanne, Tourangelle de 22 ans, se voit refuser l’accès au musée d’Orsay par une agente en raison de son décolleté. Le 20 août, deux gendarmes demandent à des femmes bronzant seins nus sur la plage de Sainte-Marie-la-Mer, dans les Pyrénées-Orientales, de remettre leur haut de maillot de bain. Ces trois incidents récents seraientils le signe d’une nouvelle pudibonderie?
«LE CORPS N’EST SEXUALISÉ QU’À PARTIR DU MOMENT OÙ ON LE DÉCIDE»
Jean Claude Bologne, auteur de Pudeurs féminines et d’Histoire de la pudeur préfère y voir « un renfort de la décence », autrement dit un respect des convenances plus attaché à des lieux qu’à une culture. «On assiste à une compartimentation de la nudité, remarque-t-il. Dans certains endroits, comme l’espace naturiste du bois de Vincennes, les règles de pudeur sont abolies, tandis que dans l’espace public, on revient à une pudeur plus stricte.» Cette nouvelle pudeur collective surprend d’autant plus qu’elle a changé de main: elle ne vient plus des institutions – le ministre de l’Éducation nationale s’est contenté d’en appeler au « bon sens », le musée d’Orsay s’est excusé, la gendarmerie de Sainte-Marie-la-Mer a invoqué « une maladresse » – mais de corps intermédiaires – une enseignante, une agente de sécurité, deux gendarmes isolés. « Des sensibilités individuelles peuvent se croire des références sociales absolues », alerte Jean Claude Bologne.
À cela s’ajoute que, sans surprise, cette censure est genrée. «La sexualisation du corps de la femme est de nouveau au coeur des débats, observe Claire Alquier, sexologue. Pourtant, le corps n’est sexualisé qu’à partir du moment où on le décide. » Les contre-exemples abondent pour prouver que les comportements relevés sont culturels : dans les pays scandinaves, hommes et femmes sont nus ensemble dans les saunas; chez le médecin, on se dénude et personne n’y voit de provocation. En revanche, dans l’espace public, il est socialement admis que si une femme ne respecte pas la notion de décence, des hommes pourraient être troublés et ne pas parvenir à refréner leurs pulsions sexuelles. La femme est enfermée dans un rôle de
Florence, directrice adjointe d’un lycée privé en Seine-Saint-Denis
séductrice, l’homme, dans celui de prédateur. Un ordre des choses que dénonce Thérèse Hargot, également sexologue : « Depuis cinquante ans, le corps féminin est devenu un objet ultra-sexualisé utilisé pour faire vendre. Cela modifie le regard que l’on porte sur lui. » Claire Alquier se veut néanmoins optimiste : « Les femmes ont toujours été dépossédées de leur corps. Ce qui change, c’est qu’on le verbalise. » Avant, les histoires restaient taboues. Aujourd’hui, elles sont partagées. Par un effet loupe, la polarisation de la société nous saute aux yeux. Porté par les réseaux sociaux, #MeToo a poursuivi le mouvement émancipateur amorcé dans les années 70, fournissant aux femmes de nouveaux moyens de protester contre ce qu’elles perçoivent comme une atteinte à leur liberté individuelle: les lycéennes dénoncent le sexisme à coups de hashtags; l’amatrice d’arts écrit une lettre ouverte au musée sur Twitter.
Directrice adjointe d’un lycée privé de Seine-SaintDenis, Florence, 35 ans, perçoit le changement avec acuité : « Je sens monter un vent de révolte chez les jeunes filles. Elles n’ont pas toutes les armes intellectuelles et théoriques, mais elles sont moins prêtes à accepter des choses qui me paraissaient normales à mon époque, comme un règlement vestimentaire trop strict.» Pour elle, le fait que les discussions se cristallisent sur les tenues des femmes n’a rien d’anodin. « Traiter la tenue, c’est aussi traiter la problématique de ce qu’est une femme. Je comprends les petites jeunes qui ont envie de dynamiter le système.» Nourris de cours d’EMC (éducation morale et civique) et d’éducation à la sexualité, de séries (Sex education), de podcasts, de chaînes YouTube, les ados, filles et garçons, sont beaucoup mieux informé·es que leurs aîné·es.
TENUES DE PLAGE ET VOILES À LA SORTIE DE L’ÉCOLE L’école n’en demeure pas moins un terrain miné. Jeanne, 46 ans, principale dans un collège et lycée en milieu semi-rural, ne cache pas son agacement à l’écoute des discours féministes prônant le droit à s’habiller à sa guise à l’école. « Bien sûr que je voudrais une plus grande liberté, mais on n’en est pas là. Actuellement, le monde reste dangereux pour les filles», assène cette mère de trois enfants. Son établissement ne lésine pourtant pas sur la pédagogie: interventions du planning familial, débats sur la sexualité, jeux de rôle… Cela n’empêche pas les difficultés à faire cohabiter des élèves de milieux différents. Dans ses classes, les ados en tenues de plage côtoient celles qui, de confession musulmane, se voilent à la sortie de l’école. Elle y voit « deux réalités qui ne se croisent plus qu’au lycée ».
Confrontée aux mêmes types de situations, Céline, 33 ans, professeure d’histoire-géographie dans les Hauts-de-Seine, estime un «dress code» nécessaire: « Une lycéenne peut s’habiller comme elle le souhaite en dehors de l’école, mais dans le cadre de ses études, il est plus simple et plus éducatif de porter une tenue plus neutre, moins courte, qui ne mettra personne dans l’embarras. » Il ne s’agit pas, pour elle, que de désir sexuel : «Je suis parfois gênée face aux décolletés sexy de certaines élèves. Je ne sais plus comment m’adresser à elles. » Elle-même a remisé broderie anglaise et jupes courtes et trouve cela normal. « L’école prépare au milieu professionnel. Lui aussi comporte des contraintes : une avocate n’arrivera pas court vêtue au tribunal. » Il s’agit d’intégrer des codes sociaux, y compris pour les garçons. « Dans le 93, des élèves sont convaincus qu’un jogging est une tenue normale alors qu’il sera rédhibitoire en entretien d’embauche», rappelle Florence, qui met un point d’honneur à ce que le règlement soit discuté pour être compris.
À chaque tollé, l’option de l’uniforme ressurgit. Ne serait-il pas le meilleur moyen de se concentrer sur l’apprentissage? Pour Jeanne, qui l’a expérimenté dans des établissements anglo-saxons, « ça ne changeait rien, mes élèves étaient sexy en uniforme». Jean Claude Bologne n’en est pas plus partisan: « L’interdiction coupe court à toute réflexion personnelle et ne règle pas le problème de la pudeur. L’important est de se sentir bien dans son corps et de prendre conscience que l’on peut choquer par la façon dont on s’habille. C’est une question de respect de l’autre.»
Que ce soit dans une classe, sur une plage ou au musée, la décence dépasse à ses yeux le cadre des règlements et de la nudité. « Il s’agit plus d’éprouver une sensibilité commune, analyse-t-il. Nous vivons dans une société multiculturelle et mondialisée, ce qui signifie que ce que nous disons sur Internet s’adresse à tous, et non plus uniquement à notre petite communauté. Dès lors, d’autres cultures n’ayant pas le même rapport aux seins nus seront heurtées par une femme en monokini sur la plage. » Peut-on, au nom d’une culture, imposer sa propre conception de la pudeur? L’écrivain refuse de prendre parti : « C’est toute la difficulté du vivre ensemble. » À chaque individu, chaque groupe, chaque établissement scolaire de trouver son équilibre dans le dialogue.
1. Pudeurs féminines. Voilées, dévoilées, révélées, éd. du Seuil.
2. Éd. Hachette Pluriel.
“Je sens monter un vent de révolte chez les jeunes filles. Elles sont moins prêtes à accepter (...) un règlement vestimentaire trop strict.”