Marie Claire

Prostituti­on: derrière «l’effet Zahia »

- Manon Quérouil-Bruneel Par

C’est avec ces deux mots que la justice tente parfois d’expliquer la flambée de cette prostituti­on 2.0 qui attire des jeunes femmes issues de quartiers défavorisé­s rêvant d’une vie meilleure. Deux mots qui, si les méthodes ont un peu changé, n’effacent pas la réalité d’un quotidien sordide, entre forums internet et arrière-cours miteuses. Rencontre à Aubervilli­ers avec celle que l’on appelle “Tata Pognon”, souteneuse et protectric­e, et ses “bosseuses”.

Un pavillon éreinté, dans une ruelle sombre au coeur d’Aubervilli­ers. Deux femmes sirotent une vodka autour d’une table en plastique, dans une cour grillagée qui tient davantage de la casse que du jardin d’agrément. À l’intérieur, une cabine de douche plantée au milieu d’une cuisine crasseuse, un matelas jeté à même le lino usé. «J’avoue, c’est ghetto ici!» rigole Samira*, 35 ans. Dans le milieu, on la surnomme « Tata Pognon », autant pour son amour décomplexé de l’argent que pour son redoutable sens des affaires. Un solide mètre quatre-vingts, des oncles fichés au grand banditisme et un séjour à Fresnes pour vol et violence ont assis sa légende. Pourtant, rien ne prédestina­it celle qui fut un temps secrétaire d’accueil à jouer un jour les mères maquerelle­s. « Si quelqu’un m’avait dit que je ferai tapiner des filles, je lui aurais probableme­nt cassé la gueule », convient-elle quand on lui demande si elle se rêvait, plus jeune, en Madame Claude des quartiers. Samira parle au contraire du « dégoût » que lui inspiraien­t ces ombres vacillante­s perchées sur leurs talons qu’elle croisait sur les boulevards Maréchaux de Paris en rentrant de boîte de nuit. Il y a trois ans, l’une d’elles s’est approchée, en larmes. Dans la pâleur de l’aube, Samira a découvert un visage démoli pour un coin de trottoir. « Elle s’appelait Salma, elle venait de se faire massacrer par des mecs de l’Est. Je lui ai payé un café. Elle m’a demandé de la protéger.»

Le soir même, Samira faisait ses premiers pas de proxénète, campée sur le bitume à quelques mètres de sa protégée, un revolver en poche. « J’ai fait du nettoyage: j’ai viré les autres putes qui lui piquaient ses clients et j’ai calmé les macs trop gourmands.» Salma devient sa première «fille», qui lui en amène d’autres. Le bouche à oreille fait le reste. Au fil du temps, Tata Pognon se taille une solide réputation en prenant sous son aile tou·tes les cabossé·es de la prostituti­on : des jeunes filles débarquées du bled qui cherchent à s’arracher à des réseaux violents; des travestis maghrébins, traumatisé­s par les passes au bois de Boulogne, devenu un coupe-gorge; des profession­nelles aguerries et des débutantes fragiles, maltraitée­s par leurs macs. À tou·tes, elle propose le même deal: logistique et protection, contre la moitié des gains. Tata Pognon assure ne jamais faire travailler plus de quatre filles en même temps afin de pouvoir « bien s’en occuper ». Et refuser les mineur·es : «C’est ma limite. J’ai une fille de 15 ans.» Des critères qui ne l’empêchent pas d’empocher jusqu’à 5000 euros les bons week-ends.

UN FLINGUE OU UN EXTINCTEUR POUR LES INDOCILES Depuis quelques années, la prostituti­on classique a de la concurrenc­e. Elle ne se cantonne plus à certains quartiers bien identifiés et ne concerne plus seulement des profession­nelles de longue date ou des étrangères venues d’Europe de l’Est ou d’Afrique. Elle séduit de jeunes Françaises qui ont troqué trottoirs et hôtels pour des petites annonces sur Internet et des appartemen­ts loués sur Airbnb. « Les hôtels, c’est trop grillé aujourd’hui », explique Tata Pognon, qui privilégie les locations de courte durée. Pendant les passes, elle reste dans le salon à fumer des cigarettes, un flingue ou un extincteur à portée de main pour mater les clients indociles. «J’en ai déjà sorti du lit à coups de pied, ou enfermé d’autres qui ne voulaient pas payer», explique-t-elle. Samira et ses « bosseuses », comme elle les appelle, turbinent un peu partout. Aux beaux jours, elles font des tournées d’une semaine dans une ville de province. En semaine, elles s’installent dans des appartemen­ts du côté de Villepinte, à proximité de l’aéroport. Le weekend, elles organisent parfois des soirées jacuzzi du côté de la porte de Versailles. Certains soirs, comme celui-là, elles se retrouvent dans des taudis, où elles accueillen­t majoritair­ement des clients venus des banlieues proches de Paris. « Au moins, ici, je ne me prends pas la tête, explique Sarah, la «bosseuse » du soir, en jean et claquettes. Les clients, ils sont H.S. Je vais pas faire péter les talons et les porte-jarretelle­s.»

Si elle existe dans les beaux quartiers et les classes aisées, cette prostituti­on 2.0 a explosé dans les quartiers désertés par la République. Le proxénétis­me y est devenu une forme de délinquanc­e comme une autre. «Ce sont essentiell­ement de petits réseaux de quatre ou cinq personnes, tenus par des dealers qui ont besoin de s’émanciper de leur hiérarchie ou de diversifie­r leurs sources de revenus », décrypte Benoît Kermorgant, coordinate­ur Îlede-France pour le Mouvement du Nid, une associatio­n qui agit sur les causes et conséquenc­es de la prostituti­on. Une activité moins risquée que le trafic de drogue et plus rentable: les associatio­ns estiment qu’une prostituée rapportera­it en moyenne 100000 euros par an à ses souteneurs.

Sur les sites spécialisé­s, les profils vantant les charmes de «Loubna» ou de «Chaima» pullulent. Ce que policiers et magistrats appellent «l’effet Zahia», du prénom de la jeune femme passée à la notoriété pour ses rapports tarifés avec des joueurs de foot célèbres. L’exprostitu­ée, désormais créatrice de mode et actrice dans un film d’auteur, est devenue la «pretty woman» des cités. Une héroïne en trompe-l’oeil pour tout une génération grandie à l’ombre des barres HLM qui rêve de Paris et de paillettes. Téléphone dans une main, clope dans l’autre, Tata Pognon traite avec nonchalanc­e les demandes qui affluent pour «Beurette 112», le profil qu’elle a créé sur Coco, un chat de rencontre gratuit. Le même pour toutes les filles qui travaillen­t pour elle: « Je mets une base soft, puis j’adapte les pratiques et les tarifs en fonction des filles.» À peine s’est-elle connectée que son écran clignote déjà comme un sapin de Noël: «Suceuse, bébé ? » « Sans capote, possible ? » Une grosse partie de son travail consiste à débusquer les bons clients parmi les « mythos » et « cas soss’ ». Tata Pognon trie les fenêtres de conversati­on comme des dossiers, à une vitesse hallucinan­te. Vestige de sa vie d’avant, dit-elle en riant. Elle sonde alors le client par téléphone et pose les conditions établies au préalable avec Sarah: tout, sauf la « sodo » ; 150 euros la demi-heure,

Samira, dite «Tata Pognon», souteneuse

payables en avance. «On n’est pas des clochardes, dit la proxénète. Ça me met la rage, les petites qui cassent le business à 50 euros la passe.» Elle raccroche, satisfaite: « OK, Sam vient à minuit », dit-elle à Sarah. « Un habitué », explique-t-elle. Propre, qui paie rubis sur l’ongle. La jeune femme a un visage doux et des courbes voluptueus­es. Tête d’ange, corps de catin: la combinaiso­n gagnante pour « rendre fous les clients », assure Samira, qui parle comme si Sarah n’était pas là.

«J’AI TOUJOURS AIMÉ LES JOLIES CHOSES»

La voix fluette de Sarah est sans cesse couverte par celle de «Tata», pour laquelle elle travaille depuis deux ans. Difficile de trouver un peu d’espace pour se raconter. Par bribes, Sarah explique qu’à l’âge de 19 ans, après avoir raté son bac STT, elle s’est retrouvée à enchaîner les missions en intérim pour 1200 euros par mois. «Impossible de vivre avec ça, assure-t-elle. Mon problème, c’est que j’ai toujours aimé les jolies choses.» Elle commence par « michetonne­r » dans des cabarets sur les Champs, où elle rencontre des hommes plus âgés qui lui offrent cadeaux et bons restaurant­s. Parfois, elle ne couche même pas avec eux, sa jeunesse suffit. La prostituti­on entre dans sa vie un soir, où elle confie à un ami d’enfance, amant occasionne­l, qu’elle ne peut pas payer son loyer. Il lui ramène un pote. Puis un autre. «Mais à la fin, il empochait presque tout», souffle-t-elle. Samira la coupe, maudissant ces « ordures » qui ne versent aux filles que ce qu’ils veulent – quand ils ne les frappent pas – et déduisent « jusqu’au prix des capotes ou d’un kebab ». Sarah acquiesce. Avec Tata Pognon, c’est carré. «Elle mérite largement sa part», estime Sarah. Samira se rengorge, fière de dire qu’elle est une « patronne sympa ». Ses filles, elle les emmène au resto quand la soirée a été bonne. «Avec moi, elles sont libres. Elles partent quand elles veulent, elles ne font que les pratiques qui leur conviennen­t. Au fond, je les traite bien parce que je les comprends: je suis une femme, comme elles.» La proxénète a la conscience au repos. À sa famille, elle raconte qu’elle travaille comme agent de sécurité incendie. «Quand je rentre chez moi, je redeviens une mère normale. Je cuisine et je laisse le glauque derrière la porte.» Pour ses «bosseuses», forcément, c’est moins évident. Sarah a longtemps eu du mal à se regarder dans la glace. Elle pensait à la honte qui submergera­it son père, ouvrier, et sa mère, au foyer, tous les deux musulmans pratiquant­s s’ils savaient. Au fil des passes, la jeune femme dit que c’est devenu « banal ». Même si elle confie user beaucoup de lubrifiant, sèche comme un désert «à l’intérieur»; et se tenir à une règle d’or: ne jamais regarder ses clients pendant l’acte. « Je me mets en levrette et je ne pense à rien d’autre qu’à l’argent qui rentre.» Elle privilégie le créneau 6/9 heures du matin, avant qu’ils n’aillent au travail. Les bonnes semaines, elle gagne autour de 3000 euros, aussitôt engloutis en sacs à main et en virées à Marbella. De cet argent qui lui brûle les doigts, il ne reste rien à la fin du mois. «Mais au moins, je ne me prive de rien, j’ai la belle vie», sourit Sarah, le regard triste. Comme si, après tout, vendre son corps était un ascenseur social comme un autre. Karima, 33 ans, confirme: « Tout commence quand tu découvres que tu peux monnayer un rapport au lieu de te faire niquer gratos dans une cave. » La jeune femme donne rendez-vous dans un bar chic du 16e, loin des tours HLM qu’elle a quittées il y a huit ans. Elle a gommé son accent des cités, à peine quelques mots de verlan parfois. Une coupe de champagne dans une main, une Vogue dans l’autre, Karima se raconte avec un naturel désarmant. Longtemps, elle était la « petite du quartier » qui rentrait après l’école et faisait des ménages pour gagner son argent de poche. Reine de l’invisible, qui planquait ses formes sous un jogging. «Avec les mecs, c’était “salam, salam” de loin. On restait entre filles, mais on se stigmatisa­it grave. Sortir ou mettre des jupes, on te répète tellement que c’est pour les putes qu’autant en être vraiment une.» Derrière leurs écrans de smartphone­s ou d’ordinateur­s, Karima et les autres ont le sentiment d’être protégées. Et d’avoir le choix.

« La prostituti­on est devenue une forme d’émancipati­on aux yeux d’une génération qui découvre la sexualité avec YouPorn, analyse Armelle Le Bigot-Macaux, la présidente d’Agir contre la prostituti­on des enfants (ACPE). Ça semble rapide, facile. » Même le lexique – « protecteur », « escorts » – banalise cette marchandis­ation des corps. Des pirouettes sémantique­s pour masquer une réalité dont le sordide demeure inchangé. Longtemps passifs, les pouvoirs publics se sont récemment saisis du problème, lançant en septembre dernier un groupe de réflexion sur la prostituti­on des mineures. Il y a urgence. Armelle Le Bigot-Macaux assure que si, au début, les filles sont consentant­es, une majorité finissent exploitées. Et ne peuvent plus en sortir.

«Elles veulent toutes devenir Zahia, mais les contes de fées, ça court pas les rues, résume froidement Tata Pognon. Certaines ont de la chance, elles tombent sur des clients blindés qui les entretienn­ent. Mais la plupart, elles turbinent en sachant qu’après 30 ans, elles seront finies.» Sarah se recroquevi­lle sur sa chaise. Si elle se rajeunit auprès des clients, elle sait qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps. Elle s’arrêtera, dit-elle, le jour où plus personne ne voudra d’elle. En attendant son premier client de la soirée, la jeune femme rêve à voix haute d’une villa à l’étranger, avec piscine. « Un peu comme celle des Kardashian », dit-elle avant de se raviser: « En plus petit, quand même.»

(*) Tous les prénoms ont été modifiés.

“La plupart, elles turbinent en sachant qu’après 30 ans, elles seront finies.”

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