Marie Claire

Le man’ouché

- Par Elvira Masson Photos Pierre Lucet-Penato

IL EST 6 H DU MATIN, SUR LE PORT DE BEYROUTH. Devant le kiosque de Fourn Samir se presse une foule mélangée: noctambule­s, membres des services de renseignem­ent, dockers, chauffeurs de taxi… C’est l’heure à laquelle Samir sort sa première fournée de «mana’ich» (man’ouché au pluriel). Il en enverra 500 d’ici à 14 h, heure d’extinction des feux de son «fourn» (le four traditionn­el), comme il le fait chaque jour depuis trente ans. Les choses ont changé depuis l’explosion du 4 août dernier. Les murs ont été détruits, mais le four tient debout.

IL A REÇU LE SOUTIEN MORAL ET FINANCIER d’un sacré personnage, Carla Rebeiz, une Franco-Libano-Brésilienn­e qui mène de front sa carrière dans la finance et sa nouvelle activité de restauratr­ice à la tête d’Eats Thyme (1) à Paris, l’élégante petite cantine libanaise qui ne désemplit pas depuis l’été. Elle y propose notamment des mana’ich traditionn­els, au zaatar ou à la kefta, et d’autres, moins orthodoxes; des jumelages avec l’Italie, par exemple, qui viennent garnir ses galettes de tomates et de burrata. Mais quand on ose la comparaiso­n avec la pizza, Carla Rebeiz nous rabroue gentiment: «C’est une pâte à pain, pas à pizza! On serait plutôt dans ce que les Anglo-saxons appellent du nom générique de

“flatbread”, une pâte qui peut contenir de la levure, en l’occurrence, de la levure fraîche de boulanger, mais qui n’est pas une pâte levée.» Pizza ou non, peu importe, on l’aime, cette galette: elle est dense mais pas trop, grasse mais pas trop, hyper-digeste grâce à une farine bio de bonne qualité et à un temps de repos de la pâte d’au moins deux heures. Avouons aussi la satisfacti­on immense que procure en bouche le contact de cette pâte chaude, moelleuse et dorée, et de l’acidité, de la puissance du zaatar, cet incomparab­le mélange de thym, sumac, sésame et sel. Celui qu’utilise Carla est confection­né par une coopérativ­e de femmes, qui lui expédie depuis le Liban. À la maison, il suffit d’un four bien chaud, d’une plaque pour réussir son man’ouché. Bien sûr, il manquera la dextérité de celui qui travaille sa pâte en la faisant virevolter pour l’étirer entre ses doigts, néanmoins le résultat homemade est très convaincan­t. Alan Geaam, le chef libanais du bistrot Qasti (2), se souvient de son enfance pendant la guerre : «On n’avait pas de sous, alors j’allais au fourn avec notre propre zaatar de façon à ne payer que le man’ouché. Aujourd’hui, c’est toujours avec émotion que j’en mange. » Plus qu’une recette donc, c’est un symbole, ce qui reste quand on a quitté le pays, ce qui demeure quand tout semble s’effondrer. Et comme l’affirme Carla Rebeiz: «Ça n’existe pas de ne pas aimer ça!»

1. 44, rue Coquillièr­e, Paris 1er. eatsthyme.com

2. 205, rue Saint-Martin, Paris 3e. qasti.fr

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France