Marie Claire

Conte de Noël: La triomphant­e , par Léonora Miano

L’auteure camerounai­se multirécom­pensée continue de défendre une identité “afropéenne” dans son nouvel essai Afropea. Utopie post-occidental­e et post-raciste (éd. Grasset). Et en cette fin d’année, elle nous fait cadeau d’une nouvelle inédite sur la puiss

- Par Léonora Miano Ilustratio­ns Stefania Tejada

1

Elle a eu DIVINE NE SENT PLUS RIEN. si mal que la douleur s’est annulée, éteinte d’un coup. Il lui est impossible d’esquisser un geste, elle ose à peine respirer. Des images de sa vie défilent derrière ses paupières closes, Divine pense être morte ou pas loin. On dit que c’est ainsi quand on va mourir. On revoit tout ce qu’on a vécu, en accéléré. On ne porte sur tout cela aucun jugement, car on n’est déjà plus de ce monde. On est détaché de soi, on s’en fout pas mal, on ne désire rien. Dans la rue, les haut-parleurs fixés aux murs des immeubles par la mairie braillent des chants de Noël. C’est au moins la quinzième fois qu’elle entend Joy to the world, ce qui lui donne l’impression que quelqu’un, quelque part, se paie sa tête. Elle n’a ni l’envie ni la force de se lamenter sur son sort. Tout ce qu’elle se dit, c’est qu’elle l’a bien cherché. C’est sa faute si son corps est échoué là, dans la remise de son petit restaurant. C’est sa faute parce qu’elle a toujours mal placé son amour, choisi des hommes pour leurs failles, leurs fragilités. Elle ne les a aimés que pour ce qu’ils étaient, se souciant peu de ce qu’ils possédaien­t ou non. Elle aurait bien assez pour deux, assez d’espace, assez à manger, assez de ce qu’il faut pour vivre décemment. Mais rares sont les hommes capables de se laisser aimer quand ils n’ont pas les moyens d’en imposer.

Sans comprendre ce qu’elle leur trouvait,

les amoureux de Divine s’emparaient de ce qui leur était offert, s’en repaissaie­nt, en redemandai­ent, ne donnaient rien en retour. On ne parlera pas du dernier, c’est inutile. Disons seulement que, pour une fois, elle n’a pas cédé à ses caprices. Lui donner de l’argent n’était pas le problème. C’était combien et à quel moment. Les fêtes de fin d’année coïncidaie­nt avec son cinquantiè­me anniversai­re, et Divine voulait faire effectuer des travaux dans le restaurant. Elle rouvrirait au jour de l’an, accueillan­t les convives à l’orée d’un cycle neuf. Divine se faisait une haute idée de ses 50 ans. Elle souhaitait que cela se voie. Le confort enfin d’être soi, au point d’oublier parfois de retirer les poils lui venant sous le menton. La tendresse pour l’opulence des hanches, la rondeur du ventre, l’abaissemen­t des seins, le craquement des articulati­ons le matin au lever. Le miroir lui renvoyait l’image d’une femme n’ayant rien de plus que les autres, mais délivrée de ses complexes, du besoin d’être regardée. Et plus Divine se suffisait à ellemême, plus elle était courtisée. Peut-être était-ce aussi cela qui suscitait l’aigreur de celui dont on ne parlera pas.

À l’heure où les femmes devenaient invisibles selon une idée reçue, au moment où, quittées pour des plus jeunes, elles se désespérai­ent, s’affamaient, ne vivaient plus que pour rester dans la compétitio­n, Divine déposait les armes. Et tout ce qu’elle avait désiré se précipitai­t à sa rencontre. Plus que l’intérêt d’hommes souvent plus jeunes, il y avait eu cette ouverture. Au fond d’elle, une pièce longtemps condamnée s’était soudain décadenass­ée. Cela s’était produit simplement. Un soir, peu avant la fermeture pour travaux du restaurant, une femme était venue dîner. Il y avait peu de monde, on sortait à peine d’une de ces périodes de confinemen­t devenues récurrente­s. La cliente l’avait compliment­ée pour la finesse des mets, dignes, avait-elle dit, des plus grandes tables. Divine avait parlé de sa grand-mère, celle qui l’avait baptisée, lui avait tout appris. Devant ses fourneaux, elle tentait modestemen­t de se hisser à sa hauteur. Quand un plat était réussi, il lui semblait avoir été habitée par l’esprit de l’ancienne, n’avoir rien accompli par elle-même. La femme avait ri. Esquissant un geste désormais oublié, elle lui avait tendu la main, se présentant : « Je m’appelle Izanami. » C’était alors que la pièce condamnée s’était ouverte.

Depuis le décès de sa grand-mère, il y avait fort longtemps, Divine n’avait plus connu la bienveilla­nce d’une femme. Celle qui se nommait Izanami lui avait dit de belles choses, la félicitant d’être, affirmant qu’elle portait bien son prénom. Divine s’était enquise du sien. Jamais il ne lui avait été donné de rencontrer une Izanami. La femme avait parlé d’une déesse qui, plantant sa lance céleste dans un cours d’eau, avait fait surgir un archipel sous le soleil levant. Le nom de cette divinité lui avait été donné en mémoire de la puissance créatrice du féminin. La femme avait dit que les humains, autrefois, sur tous les continents, vénéraient des déesses, leur attribuant souvent la naissance du monde et de l’humanité. La femme avait dit que l’oeuvre du féminin, mal comprise de nos jours, devait être réhabilité­e et que, sans en avoir conscience, Divine l’accompliss­ait déjà. La femme avait dit que la mission du féminin, qui pouvait être confiée à des individus des deux sexes, était de créer, enseigner, soigner, protéger, nourrir, embellir… Et bien des choses encore, participan­t toutes de ces activités premières. Il n’y avait d’invention que féminine. Il n’y avait d’art que féminin. Les médecines holistique­s étaient féminines. Divine avait senti battre son coeur. Follement. Comme quand on découvre, sous ses pieds, un trésor. Elle n’avait pas revu Izanami, de passage dans la ville, devant rentrer chez elle, par-delà les frontières. Le confinemen­t l’avait surprise, elle n’avait pas revu ses proches depuis des mois. De son côté, Divine s’était mise à la recherche d’informatio­ns sur ces déesses. Très vite, l’idée lui était venue, pour la décoration du restaurant, de faire poser des fresques représenta­nt celles qui la touchaient le plus. C’était une telle évidence. Le restaurant, baptisé Chez Divine, deviendrai­t alors la demeure de ces puissances féminines. Elle avait choisi, pour l’élément terre, Asase Efua. Le feu serait représenté par Akewa, divinité du soleil. L’air, par Oya, maîtresse du vent et des tempêtes. Oshun serait l’eau, élément féminin. Il y en aurait d’autres, bien sûr. Comment oublier Dêvī aux mille visages, créatrice, protectric­e, mais aussi destructri­ce des forces néfastes? Comment ne pas honorer Estsan Atlehi, incarnatio­n du renouvelle­ment des saisons et donc maîtresse du temps ? Il y aurait une peinture d’Izanami, créatrice elle aussi, dont le destin de femme trahie par son époux la touchait. Sans savoir pourquoi mais se fiant à son intuition, Divine désira placer son restaurant sous l’égide de sept déesses primordial­es. Elle n’aurait pas à s’en expliquer. Les convives ne verraient que de magnifique­s portraits de femmes majestueus­es. Ce projet la comblait de bonheur. Trois tableaux ont d’ores et déjà été livrés, qui se trouvent dans la remise où elle gît à présent. Peut-être ne verra-t-elle plus la lumière du jour. Peut-être est-elle déjà morte. Entourée par ces images aux dimensions imposantes, Divine se sent pourtant à l’abri de tout. Sa posture de souffrance lui semble celle d’une naissance. Il lui semble entendre les déesses, les voir même, derrière ses paupières closes. C’est Oya, en cet instant, qui se penche sur elle, la caresse de son souffle, lui insuffle la vie dans les narines. C’est Oshun ensuite qui la baigne. Puis, Izanami s’adresse à elle: « Tu viens de mourir, alors, tu vivras.» Divine sourit de sa propre folie, mais elle s’y abandonne. Cela ne nuira à personne. Elle imagine les déesses, Les puissantes comme elle les appelle, réunies dans leur domaine, affairées à la préparatio­n d’une fête de fin d’année.

2

CELLE QUE L’ON NOMME ASASE contemple cinq montagnes situées à EFUA égale distance l’une de l’autre et formant un parfait pentagramm­e. C’est elle qui les a façonnées avant de les disposer ainsi au premier matin du monde. En ce temps-là, il lui plaisait de se manifester aux humaines. Les femmes, alors, connaissai­ent le lien les unissant à la terre et savaient déceler, dans tout ce qui vivait, les traits divins de la Créatrice. Elles savaient que le monde avait émané d’une source féminine et que les premières créatures devant le peupler étaient régies par cet ordre. Les initiées parmi elles connaissai­ent les cinq montagnes, la distance exacte les séparant l’une de l’autre, l’énergie se dégageant du coeur de l’étoile où se tenaient autrefois d’importants rituels.

Asase Efua chasse la nostalgie qui vient l’étreindre chaque fois qu’elle se remémore le commenceme­nt. Bientôt, les femmes retrouvero­nt leur boussole. Bientôt, elles sauront à nouveau les gestes par lesquels soigner et protéger le vivant. Ses soeurs et elle y travaillen­t. Depuis quelques génération­s, quand viennent les derniers jours de l’année humaine, une lumière est lancée dans le monde. Une femme-fanal, une éclaireuse, une forgeronne du futur. C’est précisémen­t la saison, il leur faut désigner sous peu l’élue. La femme choisie cette année sera la dernière de la troisième ennéade, la vingt-septième d’une légion de refondatri­ces. La neuvième admise au sein de la troisième assemblée de neuf guérisseus­es est une clé. Autrefois égarée, à présent retrouvée, elle ouvre une des portes du royaume féminin. Si la femme est bien choisie, elle sera la dernière. Les puissantes dont fait partie Asase Efua n’auront pas besoin de constituer trois nouvelles ennéades de soldates pour espérer rendre la voie aux humaines.

Celle que l’on nomme Asase Efua réprime un sourire. Sa soeur, Akewa, que les humaines connaissen­t sous le nom de «soleil», vient de lui caresser la joue. Ses rayons ont parfois la délicatess­e d’une plume d’oisillon. Ils peuvent se faire aussi féroces que des dagues. Akewa illumine et réchauffe. Akewa aveugle et ravage. Aujourd’hui, elle est en joie. Il ne faut pas se laisser entraîner à ses jeux, la tâche du jour importe trop. C’est pourquoi

Asase Efua retient son sourire. Néanmoins, c’est avec une infinie douceur dans la voix qu’elle rappelle les détails de la cérémonie. Elle dit : «Toutes, nous irons au coeur des cinq montagnes. La femme se tiendra au centre exact du cercle. Où se trouvent nos soeurs Izanami et Oshun? Ce sont elles qui amèneront celle qui, je l’espère, sera l’ultime, la dernière des triomphant­es. » Décidément joueuse, Akewa ne répond pas tout de suite. D’abord, elle fouille dans la chair d’Asase Efua, déniche des graines semées par les souffles d’Oya, les fait germer, pousser, fleurir. Satisfaite, elle désigne du regard une falaise. Là, celles que l’on vient de demander entourent une troisième dont elles retiennent le bras. Asase Efua soupire. Ce spectacle est de plus en plus fréquent. Les femmes n’ont aucune idée des dérèglemen­ts causés dans l’univers par leur oubli d’elles-mêmes. Elles ignorent tout du chagrin de celle qui, se défaisant de lambeaux de sa propre peau, façonna autrefois un peuple, un pan d’humanité. À présent, Estsan Atlehi, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, voudrait détruire le monde, tout effacer. Lorsque la douleur la submerge, il faut la force d’au moins deux de ses soeurs pour empêcher son geste. Elle dit: «Vous avez de la chance. En cette saison, je ne suis pas bien vigoureuse et ne peux vous tenir tête.» Avec d’autres, elle appartient au groupe de celles qui gouvernent le temps. Incarnant les saisons, elle en arbore l’apparence et, en ce moment, son corps est celui d’une vieille à la chevelure blanche. Ses soeurs l’étreignent et lui rappellent l’ordre du jour. Elles ajoutent qu’il ne faut pas désespérer des femmes. Il importe seulement de les aider à se souvenir d’elles-mêmes.

Asase Efua émet un murmure. La floraison qui vient d’apparaître sur sa peau en est un peu ébranlée. Par sa parole tellurique, elle promet de prendre soin d’Estsan Atlehi. Pendant ce temps, celles missionnée­s pour cela se rendent dans le monde. Pour évoquer Les puissantes, Divine recourt à sa langue. Elle ne craint pas de les trahir car le langage et la pensée qu’il articule émanent d’elles: Les puissantes. Cette appellatio­n, qui les abaisse jusqu’à son entendemen­t, lui permet de s’en brosser une représenta­tion. Sont-elles une force s’étant donné, à travers l’espace et le temps, un bon millier de noms et autant de visages? Sont-elles une multitude d’étoiles qui, apparues les unes aux autres, s’enlacèrent si ardemment qu’elles forgèrent, en cet embrasseme­nt, le corps glorieux d’une déesse? Peu importe. Les noms de ces êtres suprêmes abondent. Ils sont aussi nombreux que le sont les nations se réclamant d’une divinité féminine.

Izanami et Oshun sont entrées dans le monde. Elles cherchent celle dont le nom ponctuera la troisième ennéade de guérisseus­es. La femme sera installée au centre du pentagramm­e. Les puissantes formeront autour d’elle un cercle, avant de lui remettre ses pouvoirs. Dans la ville qu’elles traversent, la foule se presse dans les boutiques, des guirlandes lumineuses se balancent dans le vent, des haut-parleurs font entendre des chansons guillerett­es annonçant la venue d’un sauveur. Depuis le temps que l’on chante, il ne vient personne. Elles font halte devant un troquet sans vie dont l’enseigne, éteinte, indique: Chez Divine. Le petit restaurant semble désert. Ici, on ne fête rien, on n’attend ni le messie ni le bonhomme en rouge qui porte les cadeaux. Oya les a rejointes. Elle fait souvent cela, veut être de la partie chaque fois que l’on se présente à l’élue. Les trois divinités se prennent par la main et se rendent dans la remise de Chez Divine.

Elles savaient que le monde avait émané d’une source féminine et que les premières créatures devant le peupler étaient régies par cet ordre.

3

OUVRANT LES YEUX, DIVINE SE SENT légère. Une phrase résonne inlassable­ment à ses oreilles. Elle a rêvé ces mots, prononcés par celle que l’on nomme Asase Efua, repris en choeur par Les puissantes: « Lèvetoi, éclaire la voie, car tu es lumière. » Portée par Oya, la femme a fait un long voyage. Les images de sa vie future lui sont apparues, au ralenti, afin qu’elle en prenne la mesure. Elle fera comme avant, la cuisine pour ceux qui vont et viennent. Cependant, plus rien ne sera comme avant. Sa présence au monde sera plus signifiant­e : la femme existe pour elle-même. Ce jour est celui du triomphe sur les épreuves, de l’union avec soi-même. Dans ce qui n’était peut-être qu’un délire, Divine s’est vue, revêtue d’une tunique étoilée, entourée par les divinités féminines que connurent les humains. Ses pouvoirs lui ont été remis, ce qui signifie qu’elle en a pris conscience. Aimer n’est jamais une faute. Choisir son épanouisse­ment n’est jamais une erreur. C’est ce qu’elle a fait en refusant cette fois de payer les dettes de jeu de celui dont on ne parlera pas. C’est lui-même qu’il a avili en la frappant, la laissant inconscien­te dans la remise, furieux de n’avoir rien trouvé dans la caisse. Divine s’éveille à présent totalement. On sonne à la porte. Elle claudique vers l’entrée, sourit au peintre qui lui apporte trois toiles supplément­aires, des tableaux géants, soigneusem­ent emballés, rangés à l’arrière d’un pick-up. Il lui rend son sourire. Les haut-parleurs diffusent Joy to the world. Divine reçoit avec bonheur l’hommage du monde.

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