Marie Claire

La folie pâtisserie

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Multiplica­tion des ouvrages spécialisé­s, programmes télé ultra-populaires, ateliers surbookés, explosion des projets de reconversi­on: la pâtisserie et ses stars connaissen­t un engouement sans précédent. Enquête au pays des poches à douille et de l’enfance retrouvée. Adèle Bréau

Marguerite Bornhauser «LA PÂTISSERIE, J’Y CONSACRE UNE GROSSE PARTIE DE MON SALAIRE… et de mes nuits», souffle Isabelle, 42 ans, cadre branchée H24 sur son smartphone entre appels au bout du monde, Zoom avec ses équipes et tutos de recettes de Cédric Grolet. « Pour faire ses citrons, j’ai dépensé plusieurs centaines d’euros en matériel et posé des jours de congés», ajoute-t-elle en nous montrant fièrement les photos de ses réalisatio­ns. Comme elle, ils et elles sont des milliers aujourd’hui qui, inspiré·es par leurs soirées «sugar porn» devant Le meilleur pâtissier (cinq mille candidatur­es à chaque édition, trois millions de téléspecta­teurs par épisode) et les bijoux sucrés des nouveaux pros du secteur, sont tombé·es la tête la première dans la folie pâtisserie. Julie Mathieu, cofondatri­ce du magazine Fou de pâtisserie, confirme: «On a lancé notre journal en même temps que l’émission (fin 2012, ndlr). Dès le premier numéro, on en a vendu quarante mille exemplaire­s. Sans pub ! » Aujourd’hui, leur compte Instagram(1) est suivi par près de sept cent mille adorateur·rices de Yann Couvreur, Christophe Michalak et consorts, prêt·es à tout pour reproduire leurs recettes

traquées sur le Web (1,3 millions de vues pour la «tatin spirale» de Cédric Grolet) davantage qu’en librairie. «Souvent, les amateurs ont abandonné ces livres-là qui ne sont pas adaptés en termes de proportion­s pour de petites quantités», souligne Déborah Dupont, de la Librairie gourmande, à Paris (2). Confirmati­on par Isabelle qui, armée de son aérographe, émerge d’une nuit blanche et met la touche finale à ses citrons qu’elle pulvérise de poudre d’or. «Il n’y avait pas tout dans la recette du bouquin. J’ai dû chercher plein de tutos mais j’y suis enfin arrivée!» Si Isabelle se contente de pâtisser à domicile, assistée par une armée de vidéos plus ou moins formatrice­s, beaucoup ont choisi de passer à la vitesse supérieure en intégrant les masterclas­s de leurs idoles. Plusieurs fois par semaine, Philippe Conticini se rend dans son labo de Gennevilli­ers, où il accueille douze disciples pour des sessions de trois heures dans une ambiance intimiste et une divine odeur de pâte sablée. Ces moments avec le maître, facturés 250 euros, sont pris d’assaut des mois à l’avance et des dates sont d’ores et déjà calées jusqu’en décembre 2021, comme nous l’explique Laetitia, qui assiste le chef dans ces ateliers VIP depuis quatre ans. Pendant que les élèves du jour écoutent religieuse­ment les astuces du géant du paris-brest et brandissen­t leurs smartphone­s pour immortalis­er les tartelette­s qui finiront sur Instagram, elle chemise, fouette et apporte en fin de session de grandes boîtes remplies des réalisatio­ns du jour à remporter chez soi.

Dans les boutiques parisienne­s de Julie Mathieu(3) – des concept stores de la haute pâtisserie façon Colette du secteur –, on organise aussi des journées d’exception avec des chefs qui habituelle­ment ne donnent pas de cours. «J’ai vu des gens éclater en sanglots en voyant Pierre Hermé », s’émeut la fondatrice, qui constate chez les inscrit·es un niveau d’excellence croissant… et beaucoup de projets de reconversi­on. Une tendance que confirme Laetitia, qui voit arriver en cuisine de plus en plus de candidat·es au «plus beau job du monde», inconscien­t·es d’une réalité loin des décors acidulés de Cyril et Mercotte. Johana, 19 ans, en apprentiss­age chez Ferrandi, explique: «Ces émissions ont redoré le blason de métiers qu’on faisait souvent plus de force que de gré, et c’est génial. Mais la vie, ça n’est pas Le meilleur pâtissier. Même en étoilé, on est payé environ 1600 € par mois en travaillan­t parfois jusqu’à 2 heures du matin. C’est compliqué, d’avoir une vie.» «Le premier matin, les stagiaires demandent comment venir à 5 heures du mat’. Mais il faut prendre le Noctilien!», s’amuse Laetitia. Anne-Sophie, gagnante de la troisième édition de l’émission devenue «créatrice de contenus culinaires» et influenceu­se, explique que, contrairem­ent à nombre de vainqueurs, elle a décidé de zapper la case CAP, jugeant le rythme des pros trop contraigna­nt: « J’adore mon métier, qui me permet de faire ce qui me plaît et d’avoir du temps pour ma famille, mais j’aimis six ans avant de vivre de cette passion et je gagne moins que si j’avais suivi le parcours en marketing après mon école de commerce.»

dont POURTANT, ELLE A FAIT LE CHOIX DU SUCRE, CE «POISON SI DOUX» l’attraction ne semble guère faiblir malgré les mises en garde générales contre ses méfaits. Julie Mathieu tempère : «Le sucre, c’est comme le vin. Ce qui est dangereux, ce sont les sucres industriel­s planqués dans les plats préparés, pas de manger le gâteau d’un chef pâtissier.» Et de confirmer cette tendance doudou: «Depuis plusieurs années, même les grandes maisons de parfum vont vers des fragrances de plus en plus sucrées. C’est une valeur refuge. On vit des années difficiles, donc on essaie de se rassurer et de donner du bonheur à nos proches. La pâtisserie coche cette case-là.» D’autant que l’ambiance est au désucrage général, comme le confirme Déborah Dupont, enchantée par la sortie d’ouvrages comme ceux de Frédéric Bau, qui prône une « gourmandis­e raisonnée », ainsi que la réédition prochaine du classique de Gaston Lenôtre mis aux standards 2021. Cette tendance ayant d’ailleurs été amorcée par Philippe Conticini, cité plus haut. Même son de cloche du côté de celle qui a été la reine du cupcake, Chloé Saada, dont le nouveau livre s’appelle Zéro sucre(4). Pour autant, les files d’attente ne se réduisent guère devant les vitrines chics des pros et ce malgré la large diffusion de leurs savoirs. «Même si les gens deviennent des pros de la pâtisserie, ça restera toujours un plaisir d’aller au restaurant ou en magasin. On achète aussi l’envie, l’attente», analyse Johana, peu soucieuse pour l’avenir de sa profession. «La pâtisserie, ça reste beaucoup effet “waouh”, “coffee table book”, ajoute Déborah Dupont. La plupart des gens ne font qu’une à trois recettes dans un livre et, outre les créations parisienne­s à 8 € qu’on ne s’offre qu’une fois, on continue d’aller chez son pâtissier le dimanche acheter son saint-honoré.» Un plaisir simple qui fait partie de notre patrimoine, et que le monde entier nous envie. Alors à vos marques… prêt·es? Pâtissez !

1. @foudepatis­wserie. 2. librairieg­ourmande.fr

3. foudepatis­seriebouti­que.fr 4. Éd. Hachette Pratique.

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Les créations de Sébastien Gaudard, dans sa pâtisserie de la rue des Martyrs, à Paris.

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