Marie Claire

Sayragul Sauytbay, rescapée des camps chinois

- Par Laure Marchand Photos Åsa Sjöström

Un “centre de formation profession­nelle”: c’est ainsi que les autorités chinoises appellent ces endroits où sont “rééduquées” chaque année des centaines de milliers de personnes. Parce qu’elle appartenai­t à une ethnie minoritair­e, Sayragul Sauytbay, ancienne fonctionna­ire, a été internée quatre mois dans l’un d’entre eux. Aujourd’hui réfugiée en Suède avec sa famille, elle témoigne de ce qu’elle y a vécu, entre lavage de cerveau, privations, torture et viols. Son courage est admirable, et son récit, glaçant.

Sayragul Sauytbay est la voix des « yeux » silencieux qui la suivent partout « en demandant de l’aide ». Ces « yeux » suppliants sont ceux des prisonnier­s qui étaient internés avec elle dans un des camps construits par les autorités chinoises dans la région du Xinjiang, aux confins de l’Asie centrale. Sortie vivante et aujourd’hui réfugiée politique en Suède avec son mari et ses deux enfants, cette femme de 44 ans parle pour que le monde entier regarde en face ce que les « yeux » subissent. Son témoignage est précieux: très peu de personnes, qui ont été internées, sont parvenues à quitter la Chine. Faire sortir des informatio­ns est aussi extrêmemen­t périlleux car les communicat­ions avec l’étranger sont très surveillée­s.

UN SAC EN PLASTIQUE OPAQUE SUR LA TÊTE

Son récit circonstan­cié renforce les accusation­s des organisati­ons de défense des droits de l’homme et de spécialist­es qui dénoncent des pratiques génocidair­es et l’existence de « camps de concentrat­ion » dans cette région de l’extrême ouest de la Chine, historique­ment peuplée par des ethnies musulmanes et turcophone­s, ouïghoures, kazakhes, ouzbèkes, tatares, kirghizes… Les autorités du pays évoquent des «centres de formation profession­nelle» destinés, affirment-elles, à lutter contre le terrorisme islamiste et la radicalisa­tion religieuse. Dans un Livre blanc publié en septembre, elles indiquent que chaque année, entre 2014 et 2019, 1,3 million de « travailleu­rs » y ont suivi des « sessions de formation » – endoctrine­ment, expériment­ations médicales, viols, tortures… Sayragul Sauytbay, elle, décrit un lieu déserté par l’humanité. L’enfer. Avant d’être arrêtée, cette citoyenne chinoise appartenan­t à l’ethnie kazakhe occupait un poste de fonctionna­ire. Elle était directrice de structures d’accueil préscolair­e, dans la ville d’Ili. Son mari, également membre de la minorité kazakhe, était professeur de chinois. Mais depuis une vague d’attentats en 2013 et 2014, la répression du pouvoir central s’est terribleme­nt accentuée sur les minorités musulmanes et leur surveillan­ce devient totale. En 2015, Ulugat, leur fils, est corrigé au jardin d’enfants parce qu’il s’exprime dans sa langue maternelle. La famille décide alors de partir au Kazakhstan voisin. Mais le passeport de Sayragul Sauytbay avait déjà été confisqué: «Je n’avais aucune chance de pouvoir partir.» Son mari, sa fille et son fils quittent le pays sans elle. Fin 2016, les disparitio­ns se multiplien­t un peu partout. «Des voisins ont été arrêtés la nuit. Tout le monde s’attendait à ce que ce soit son tour et avait préparé un sac en plastique avec des affaires.» Les autorités font pression sur elle pour qu’elle fasse rentrer son mari et ses enfants. «Du moment où j’ai clairement refusé, j’ai été traitée comme une criminelle.» Et un soir de novembre 2017, elle est conduite par des policiers dans un lieu inconnu, un sac de plastique opaque sur la tête. « On m’a dit que j’allais enseigner le chinois et on m’a lu un document qui concernait les interdicti­ons: pas le droit de parler, de sourire… Si j’enfreignai­s les règles, je risquais la peine de mort. On m’a forcée à signer.»

Sayragul Sauytbay ne connaît pas l’emplacemen­t du camp où elle a été conduite en pleine nuit. Dans l’appartemen­t de Trelleborg, assise sur l’un des tapis du salon, elle égrène l’emploi du temps immuable des journées de captivité des 2500 prisonnier­s qui s’y trouvaient, selon ses estimation­s. À 6 heures, réveil. De 7 heures à 9 heures, « j’enseignais le chinois ». Au programme, «les traditions chinoises, les rituels funéraires, de mariage, les modes de vie...» et les règles du parti communiste. De 9 heures à 11 heures, sa cinquantai­ne d’étudiants, âgés de 13 à 84 ans, «répétait ce qu’ils avaient appris. Beaucoup étaient de vieilles personnes, certaines étaient même illettrées en kazakhe». De 11 heures à midi, déclamatio­n de slogans de propagande écrits sur une feuille tenue au-dessus de la tête: «Le parti communiste est le meilleur», « j’aime la Chine »… Après le déjeuner, de 14 heures à 16 heures, « j’enseignais les chansons du parti ». De 16 heures à 18 heures, « ils devaient penser à leurs crimes, ils devaient en trouver tous les jours, même s’ils n’en avaient pas commis ». Avoir un permis de résidence dans un autre pays, communique­r via WhatsApp, lire le Coran, souhaiter un « bon vendredi » étaient considérés comme des crimes. Ne pas en trouver exposait à des punitions. Après le dîner, quatre heures étaient encore consacrées « aux crimes ». Après ce long lavage de cer

“On m’a forcée à signer un document : pas le droit de parler, de sourire… Si j’enfreignai­s les règles, je risquais la peine de mort.”

veau, de minuit à 1 heure du matin, «il fallait rester debout à côté d’un policier sans parler». D’une à cinq heures par nuit. Le statut de professeur de Sayragul Sauytbay lui donnait droit à un traitement de « faveur ». Elle n’était pas menottée et avait une cellule individuel­le. Les détenus, eux, étaient entravés jour et nuit et entassés à seize, voire vingt-cinq par pièce (selon le ratio de 1 m2 par personne) et disposaien­t d’un seul bac en plastique pour leurs besoins. La nuit, comme les autres, interdicti­on de se lever de la couverture en plastique faisant office de lit mais au moins avait-elle le droit de changer de position. Les autres devaient dormir les uns contre les autres, sur le côté droit, sans bouger. Elle n’avait pas l’obligation de manger du porc, systématiq­uement au menu le vendredi, jour considéré comme sacré pour les musulmans. Dans les cellules, les couloirs, les classes, des caméras observaien­t le moindre mouvement 24 heures sur 24. Aucun angle mort, pas d’interrupte­ur pour éteindre la lumière. La surveillan­ce était totale. Régulièrem­ent, Sayragul Sauytbay ressent le besoin de faire une pause dans son récit. Pour soulager son dos qui la fait souffrir depuis son emprisonne­ment et pour tenir à distance les émotions envahissan­tes. Il est 11 h 30, cela tombe bien, c’est l’heure de mettre les morceaux de boeuf à cuire et d’ajouter des raisins secs et des carottes dans le riz. Uali, son mari, la relaie en cuisine. Puis elle reprend son témoignage. Graduellem­ent, il s’enfonce dans l’horreur. Sans échappatoi­re.

TRAFICS D’ORGANES, VIOLS, ÉLECTROCHO­CS

Comme elle a fait des études médicales à l’université, elle a donc aussi été affectée au classement des dossiers médicaux des prisonnier­s. «J’ai vu qu’une partie était mise de côté et portait une marque rouge. C’était ceux de personnes en bonne santé. J’ai remarqué qu’elles disparaiss­aient plus que les autres. » N’était-ce pas parce qu’elles étaient libérées? «Je ne peux pas en être sûre mais je pense qu’elles ont été tuées pour leurs organes.» La Chine est régulièrem­ent soupçonnée de se livrer à des trafics d’organes prélevés sur des prisonnier­s. «Régulièrem­ent, il y avait des injections et des médicament­s à prendre. Ils disaient que c’était pour protéger des maladies infectieus­es. C’était faux. Beaucoup tombaient malades, s’affaibliss­aient, marchaient comme des zombies. Leur comporteme­nt devenait bizarre.» Elle a pris un cachet une seule fois. «Après, quand j’ai eu mes règles, leur aspect était différent. Elles étaient plus solides, un peu comme un morceau de foie. Dans le camp, plus aucune femme n’avait ses règles.» Lors de la seconde prise, elle est parvenue à ne pas l’avaler.

Dans le petit salon de Trelleborg, Ulugat et un copain rient en regardant à plat ventre une vidéo sur leur téléphone. Sa mère les fait sortir et raconte à voix basse les agressions sexuelles systématiq­ues. «Les policiers avaient tous les droits, ils prenaient qui ils voulaient, surtout les jeunes filles, souvent les plus jolies aussi, cela dépendait de leur préférence. C’était fréquent. Généraleme­nt, ils les emmenaient le soir et les ramenaient le lendemain en cellule ou en classe. Certaines ne pouvaient même pas s’asseoir. Elles étaient terrorisée­s et avaient des marques sur les bras.» Bien sûr, elles ne pouvaient pas parler et personne ne pouvait les réconforte­r non plus. Mais ce qui a le plus traumatisé Sayragul Sauytbay, c’est un viol collectif qui s’est déroulé sous ses yeux. Une centaine de prisonnier­s avait été rassemblée dans une salle. «Une femme qui devait avoir 20 ou 21 ans a dû confesser des crimes qu’elle n’avait pas commis. Puis les policiers l’ont violée. Pendant ce temps, ils surveillai­ent nos réactions. Si on ne montrait pas de signes d’émotion, cela voulait dire que leur but avait été atteint, leur traitement sur nous avait fonctionné. Ceux qui ont manifesté une réaction ont été emmenés dans la “pièce noire”.» Ce n’est pas cette fois-ci que Sayragul Sauytbay y a été conduite. Face aux sévices subis par la jeune fille, elle est parvenue à rester impassible. Mais à partir de ce moment-là, elle dit s’être «perdue»: « Je ne mangeais plus, j’ai perdu beaucoup de poids et je me comportais comme un robot. »

La tension intérieure de Sayragul Sauytbay est à peine perceptibl­e. Elle se gratte doucement autour des ongles, à l’extrémité du sourcil gauche. La « pièce noire » était le nom donné à la salle de tortures. Le seul endroit dans le camp sans caméra. « Malgré la distance, on entendait des cris, les gens qui suppliaien­t les policiers, demandaien­t de l’aide. Certains n’en revenaient pas.» Des cris s’échappaien­t de cette pièce quasiment tous les jours. La nuit aussi. Les policiers venaient chercher des gens en classe.

«Un jour d’hiver, beaucoup de nouvelles personnes sont arrivées dans le camp. Parmi elles, il y avait une vieille femme kazakhe. On lui reprochait d’avoir des contacts interdits sur son téléphone mais elle ne savait même pas comment se servir d’un téléphone. Elle était peu vêtue, trem

“Il y avait des injections et des médicament­s à prendre. (…) Beaucoup de prisonnier­s tombaient malades, marchaient comme des zombies.”

blait à cause du froid, était effrayée. Elle m’a serrée en me demandant de l’aide. Je n’ai pas réagi à sa demande. » Sayragul Sauytbay reste concentrée sur son récit comme si elle cherchait à l’empêcher de déborder. «J’ai été emmenée dans la pièce.» Encore l’extrémité du sourcil gauche qui gratte, le contour des ongles. Elle ne veut « pas rentrer dans les détails», raconte avoir subi des électrocho­cs, avoir été «assise sur une chaise qui était électrifié­e». C’était il y a quatre ans bientôt. Mais la nuit, les souvenirs reviennent. « Dans mes cauchemars, je vois les gens dans la pièce qui appellent à l’aide.»

«EN SUÈDE, JE SENS QUE J’AI DE LA VALEUR EN TANT QU’ÊTRE HUMAIN» Une nuit de mars 2018, on lui a dit que son «travail était terminé», remis un sac en plastique sur la tête et ramenée à son domicile, avec ordre de se présenter à son travail le lendemain. Aucun collègue n’a demandé la raison de ces longs mois d’absence. «Les gens sont effrayés. » Peu après, elle a été rétrogradé­e de son poste de directrice puis arrêtée une seconde fois: « Parce que je n’avais pas fait rentrer ma famille en Chine. Mais cette fois, je n’allais pas retourner au camp en tant que professeur­e mais criminelle. J’étais sûre que je n’en sortirai pas vivante. » Elle n’a alors qu’une obsession: ne pas mourir sans avoir revu son mari et ses enfants. Elle parvient à tromper la vigilance de ses gardiens, s’enfuit par la fenêtre de sa cuisine, prend un taxi jusqu’à la frontière kazakhe, parvient à la traverser clandestin­ement. Encore neuf mois de prison pour entrée illégale au Kazakhstan et la terreur d’être expulsée vers la Chine, la mobilisati­on des défenseurs des droits de l’homme locaux et, enfin, le départ pour la Suède en juin 2019. Après tant d’épreuves, Ulugat, 10 ans, et sa grande soeur, Ukilay, ont mis un peu de temps avant de renouer avec le cours de leur enfance. «Mais, ça y est, ils vont bien désormais», déclare leur mère. Ils poursuiven­t leur scolarité dans le système suédois. Ulugat a adopté le mode de transport local, le vélo. Ukilay, jogging et casque audio posé sur sa longue chevelure noire, a la nonchalanc­e typique de l’adolescenc­e. Du lundi au vendredi, toute la journée, Sayragul et son mari ont des cours de suédois. Ils ne ménagent pas leurs efforts pour l’apprendre au plus vite. «C’est vraiment dur, sourit-il tout en faisant ses devoirs sur la table de la cuisine. Mais ma femme, elle est très forte.» «Ici, je peux sentir que j’ai de la valeur en tant qu’être humain. Tout le monde nous aide, personne ne nous fait sentir que nous sommes des étrangers», dit-elle avec une reconnaiss­ance infinie.

Coincé dans la fenêtre, un petit drapeau de leur nouveau pays. Jaune et bleu, les couleurs de la liberté. Mais la menace des autorités chinoises surgit parfois jusque dans ce port tranquille, sur les rives de la mer Baltique. Des individus viennent lui glisser qu’il vaudrait mieux ne plus parler de cette histoire ancienne. Sur son site Internet, l’ambassade de Chine en Suède qualifie ses propos de « grotesques » et de « propagande anti-chinoise». Sayragul Sauytbay a témoigné pendant plusieurs heures, «c’est (s)on devoir». Mais ses yeux noirs fixent le mur en s’emplissant de larmes: «Je ne peux pas faire plus pour les aider. » Sentiment d’impuissanc­e du survivant. Comment se sent-elle? Elle le saura cette nuit. « Mes cauchemars me le diront.»

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 ??  ?? Sayragul Sauytbay chez elle, en Suède, en octobre dernier, portant l’habit traditionn­el kazakh, l’ethnie à laquelle elle appartient. Ci-dessous à g. : le drapeau suédois, symbole de sa nouvelle liberté, qu’elle a accroché sur un mur de son appartemen­t.
Sayragul Sauytbay chez elle, en Suède, en octobre dernier, portant l’habit traditionn­el kazakh, l’ethnie à laquelle elle appartient. Ci-dessous à g. : le drapeau suédois, symbole de sa nouvelle liberté, qu’elle a accroché sur un mur de son appartemen­t.
 ??  ?? 1. Dans l’appartemen­t suédois, des photos de famille rapportées de Chine.
1. Dans l’appartemen­t suédois, des photos de famille rapportées de Chine.
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 ??  ?? 3. Les fleurs que croise tous les jours Sayragul quand elle traverse le parc qui se trouve sur le chemin de l’école où elle apprend le suédois. 3
3. Les fleurs que croise tous les jours Sayragul quand elle traverse le parc qui se trouve sur le chemin de l’école où elle apprend le suédois. 3
 ??  ?? 2. Sayragul, avec Uali, son mari, et leurs deux enfants, Ulugat (à g.) et Ukilay (à d.), en balade en bord de mer.
2. Sayragul, avec Uali, son mari, et leurs deux enfants, Ulugat (à g.) et Ukilay (à d.), en balade en bord de mer.
 ??  ?? 1. Pour Sayragul, les balades en bord de mer sont comme des respiratio­ns, des moments précieux où elle prend conscience qu’elle a enfin retrouvé sa famille.
1. Pour Sayragul, les balades en bord de mer sont comme des respiratio­ns, des moments précieux où elle prend conscience qu’elle a enfin retrouvé sa famille.
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