Marie Claire

Ivan Jablonka nous parle de son nouveau récit très attendu, qui sort en janvier.

- Par Gilles Chenaille

À travers son histoire intime, nourrie de témoignage­s de proches, l’auteur de Laëtitia interroge la constructi­on de la masculinit­é dans notre société. Rigoureux et méthodique, son nouveau livre* est aussi vibrant de sensibilit­é et d’humour. Il nous en donne les clés.

On se souvient du succès de son Laëtitia ou la fin des hommes (prix Médicis et prix littéraire du Monde en 2016), puissante enquête biographiq­ue basée sur un fait divers qui traitait des violences faites aux femmes et des féminicide­s… Conséquenc­es perverses d’une masculinit­é mal apprise car mal transmise, pouvant déraper à l’âge adulte. Après Des hommes justes: du patriarcat aux nouvelles masculinit­és (2019), où son but était de proposer une nouvelle morale du masculin en dehors du tandem virilité-domination, Ivan Jablonka s’implique ici totalement avec une transparen­ce courageuse, via ses souvenirs, ses archives personnell­es et familiales, et en sollicitan­t le témoignage de ses parents et des ami·es de ses années d’école et de lycée. Sujet : comment devient-on un garçon ? Eléments de réponse avec ce récit, qui nous embarque au coeur de ce qu’il appelle « cette 98 gêne dans (sa) garçonnité ». « Je ne suis pas un mâle ! », vous exclamez-vous dès le premier chapitre. Ni une femelle, suppose-t-on. Nous voilà troublés…

Disons qu’il y a mille manières d’être un homme, et la mienne n’est pas d’être un «mâle». Très tôt, j’ai préféré des activités, des façons d’être féminines : la lecture, la poésie, les confidence­s, les effusions… Je me sentais assez éloigné de ces groupes de camarades « virils », privilégia­nt la force musculaire, le pouvoir, l’assurance. Et stigmatisa­nt l’homosexual­ité.

«Parfois je suis femme dans ma manière d’être un homme, gay dans ma manière d’être hétéro. » Éclairez-nous.

Enfant, ado et après, j’ai été le contraire de ce qu’attendaien­t les filles de l’identité virile – celle que transmette­nt les livres, les films, la famille… J’avais tout du dragueur catastroph­ique. Quant à la culture gay, je m’y reconnais. Peut-être grâce à

“Je ne suis pas le seul homme à ne pas me sentir un mâle-type (…). Et de plus en plus de femmes l’acceptent, et même apprécient chez l’homme une forme de douceur et de doute.”

mes jeunes années, à ses amitiés masculines très proches, non sexuelles mais «homo-érotiques», vécues aussi à l’âge adulte.

Et aujourd’hui ?

Eh bien, j’ai 47 ans, je suis marié et père de famille. Sans parler ici de ma femme avec qui je suis depuis vingt ans, mon côté «mauvais séducteur» a été moins problémati­que autour de mes 25 ans, où j’ai ressenti ce changement dans la société, qui se confirme: je ne suis pas le seul homme à ne pas me sentir un mâle-type, c’est de plus en plus assumé. Et de plus en plus de femmes l’acceptent, et même apprécient chez l’homme une forme de douceur et de doute.

Doutez-vous toujours de votre

« garçonnité » ?

Oui, mais entendons-nous bien : si je m’interroge sur mon genre, sur la façon particuliè­re dont s’est construit le garçon que j’étais et donc l’homme que je suis devenu, bref, si je ne sais pas qui je suis, je sais qui je ne suis pas. Mon identité sociale et sexuelle est bien fixée. Et ado, malgré mon ambivalenc­e, j’ai moi aussi connu les soirées foot-et-bière! Il y a mille façons d’être un homme, et chacun les dose à sa manière. Cette fluidité du genre, et notamment du mien, m’a mis parfois en décalage mais m’a aussi servi, je crois, dans mes rapports humains et même dans le domaine intellectu­el qui est le mien (prof, écrivain), encore trop phallocrat­e mais où il faut une certaine sensibilit­é.

Un homme, ça ne pleure pas, dit-on. Pleurez-vous ?

Oui. Ça ne me gêne pas. Dans les textes anciens, dans L’Odyssée, Ulysse et tous les héros pleurent ; dans L’Iliade, les guerriers pleurent aussi. N’acceptons pas cette aliénation du masculin qui ne l’autorise pas à être tendre ou à verser des larmes.

Ce livre de garçon s’adresse-t-il autant aux lectrices qu’aux lecteurs ?

Oui, au-delà de leur intérêt pour ce sujet. Car si je m’y interroge sur la façon dont est inculquée la masculinit­é, et sur la mienne et ses ambiguïtés, les filles qui se sentent un peu garçonnes, ou les femmes qui se sentent un peu masculines, et en cela ne correspond­ent pas vraiment à l’image habituelle de la féminité, peuvent par symétrie se sentir concernées.

Du petit Ivan devenu Jablonka, que reste-t-il ?

Tout. Même devenu mari et père, j’ai le sentiment de ne pas avoir grandi. Saint-Exupéry l’exprimait ainsi : « On est de son pays comme on est de son enfance…»

(*) Un garçon comme vous et moi, éd. du Seuil, 20 €. En vente à partir du 7 janvier 2021.

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Ivan Jablonka, en 2016.
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