Marie Claire

Tahar Rahim: «Je n’ai aucune honte à pleurer»

- Par Catherine Castro Photos Julien Mignot

À bientôt 40 ans, il est suffisamme­nt confiant en sa bonne étoile pour saisir à bras-le-corps son rêve américain. Alors qu’une nouvelle série dont il est le héros s’apprête à sortir sur Netflix, le très attendu Désigné coupable (1) pourrait le voir récompensé aux Oscars à la fin du mois – les nommés ne sont pas encore connus à l’heure où nous imprimons. Un film saisissant dans lequel l’acteur s’est beaucoup investi, physiqueme­nt et émotionnel­lement, et grâce auquel il nous confie avoir grandi. Rencontre.

TAHAR RAHIM CROIT AU DESTIN, ET LE DESTIN SEMBLE L’AVOIR ÉLU COMME CHOUCHOU. Plus de dix ans après Un prophète, l’acteur français le plus bankable d’Amérique brûle l’écran dans Désigné coupable, impression­nant blockbuste­r de Kevin Macdonald. Incarner Mohamedou Ould Slahi, soupçonné par les États-Unis d’avoir commandité les attentats du 11-septembre et arbitraire­ment détenu à Guantanamo pendant quatorze ans, a marqué l’acteur dans son corps. Imprégné des Carnets de Guantanamo, écrits par le Mauritanie­n, Tahar Rahim donne à revivre les dix-huit heures de torture quotidienn­e endurées par le Prisonnier 760, et quatorze ans du combat de son avocate Nancy Hollander – jouée par Jodie Foster – pour le sortir de là. Si les salles de cinéma rouvrent, le film sera à l’affiche en France le 7 avril et, qui sait, nommé aux Oscars. Deux Tahar valant mieux qu’un tu l’auras, on pourra «binge watcher» sur Netflix l’excellente série The serpent (2), histoire d’un serial killer français qui a dessoudé une vingtaine de touristes en Asie dans les années 70 (en ligne le 2 avril). On rencontre l’époux de Leïla Bekhti à l’Hôtel Rochechoua­rt. Osant une photo sur le rooftop (voir Coulisses, p. 20), il grimpe sur la partie du toit non accessible au public, impulsif ado de près de 40 ans. Zéro garde-fou, zéro protection, vertige total. Sauf lui. Belle petite gueule et grand talent, Tahar Rahim tisse sa légende, attachant, impeccable storytelle­r, toujours plus haut vers la gloire. Hollywood, nous voilà.

Mohamedou est venu sur le tournage en Afrique du Sud. Un choc ?

On avait beaucoup échangé sur Skype avant. Cet homme sort de l’une des pires prisons au monde, on lui prend son passeport, mais il réussit finalement à venir sur le tournage. Je suis un peu stressé, je ne veux pas qu’il se sente trahi, ni diminué, ni déçu. Tout cela va au-delà d’un film. Je sais qu’il est à l’hôtel et je tombe sur lui par hasard. On se prend dans les bras. J’avais l’impression d’étreindre un ami très proche. Tu ressens la personnali­té, la bonté, la chaleur de quelqu’un à ce moment-là. Il était bouleversé par la précision du décor, les détails. Pour la séquence où l’avocate Nancy Hollander et lui se réconcilie­nt, Nancy Hollander et Mohamedou sont présents, ils regardent en se tenant la main et fondent en larmes. C’était extrêmemen­t émouvant.

C’était une forme d’engagement pour vous de jouer dans ce film ?

Un engagement vis-à-vis de lui, surtout. Je voulais m’aligner avec les gens qui se sont battus pour lui rendre justice. C’est pour ça que j’ai donné de toute ma personne.

En vous faisant physiqueme­nt mal, en ne vous alimentant pas, en portant les menottes bien serrées, en vous faisant asperger d’eau dans une cellule d’isolement à températur­e glaciale…

Il y a quelque chose de jouissif là-dedans, c’est très étrange. Pour jouer, je fonctionne comme ça, je récupère les énergies qui m’entourent, et évidemment les émotions que j’ai traversées dans ma vie, comment faire autrement? Seulement, il est très rare d’avoir un personnage qui permette ça, très rare d’avoir autant de fuel pour s’investir. Là, j’ai eu l’occasion de toucher du bout des doigts la vérité du jeu.

C’est ce que cherchent tous les acteurs, non ?

Évidemment! J’ai eu besoin d’aller aussi loin, pour d’abord y croire, moi-même. Et par respect pour lui et tous ceux qui se sont trouvés dans cette situation. Oui, j’ai eu besoin de me faire mal. Quelque part dans ma tête, je savais qu’à un moment j’entendrais : « Coupez », et que je rentrerai dans ma chambre d’hôtel. Mohamedou lui, ça ne coupait pas. Il ne savait pas s’il verrait un jour le bout du tunnel.

Vous dites aussi être allé chercher la honte qu’il avait ressentie.

Oui, la honte et la peur. En lisant

ses mémoires, en conversant avec lui, j’ai compris qu’il a eu honte. Raconter la torture était difficile pour lui, notamment les sévices sexuels et l’humiliatio­n. En discutant, j’ai vu son syndrome post-traumatiqu­e apparaître en (il claque des doigts) trente secondes, j’ai arrêté tout de suite d’en parler. Cette personne est bien réelle, ce n’est pas un personnage. Sincèremen­t, je me suis senti bête. C’est merveilleu­x le cinéma mais ce n’est que du cinéma.

Qu’allez-vous puiser dans votre propre vie pour incarner la honte ?

Je vais vous raconter ce que j’ai fait une fois et que je ne referai plus. Dans un film, je jouais quelqu’un face à la mort. Peu de temps avant, j’avais perdu un proche. Je suis allé chercher en moi l’émotion que j’avais ressentie face à cette perte pour la mettre au service de mon personnage. Je m’en suis voulu, beaucoup, j’ai eu honte d’avoir fait ça. Utiliser quelque chose de sacré, en faire un outil, ça m’a dérangé. Je me suis dit: « Tu ne le referas plus, il y a des limites.»

Vous êtes-vous dit un jour : “Je veux être acteur” ?

Oui, je me le suis dit à 15-16 ans. Ça s’est passé comme pour tous les ados qui peuvent rêver d’être footballeu­r ou pompier. J’allais au cinéma parce que je m’ennuyais. C’est devenu une passion, puis un besoin. J’étais suffisamme­nt naïf à cet âge-là pour y croire. Je suis arrivé à Paris avec mon sac et 1 200 euros en poche, je suis allé à l’hôtel, puis, en une semaine, les choses se mettaient déjà en place. Je décroche une place dans un cours de théâtre, un boulot dans un bar, un autre petit boulot, et un job de commis au Man Ray. Je ne pouvais pas faire autrement. Je voulais être acteur, et pour vivre, il fallait que je travaille.

Vous croyez au destin ?

Je crois profondéme­nt au destin, bien sûr ! Ce n’est pas comme si on n’avait pas de libre arbitre. C’est plutôt une conversati­on avec ce qui nous entoure. Les choses sont là, elles sont envoyées. Tu les attrapes ? Tu les saisis ?

Vous ne seriez pas devenu acteur si vous n’aviez pas saisi quoi ?

Je ne serais pas devenu acteur si je n’avais pas pris ce train qui m’a amené à Paris. C’est là que ça s’est passé. La veille de mon voyage, la personne qui devait m’héberger me plante. Mon frère Ahmed me dit : «Ton train est à 8 heures demain matin. Soit tu restes ici, tu sais déjà ce qui t’attend. Soit tu y vas, et tu ne sais pas ce qui t’attend. » J’ai dit : « J’y vais, je ne reste pas là. »

Dans la série The serpent, vous interpréte­z Charles Sobhraj, tueur en série français en prison à vie au Népal. Une phrase vous a aidé à rentrer dans ce personnage auquel, à moins d’avoir la sensibilit­é d’une huître, il est difficile de s’identifier: “Tout ce que j’ai voulu dans ma vie, j’ai dû le prendre. Si j’avais attendu que le monde vienne à moi, je l’attendrais encore.” C’est une métaphore de votre vie?

En tout cas de ma vie d’acteur. Personne n’allait venir à Belfort et me proposer un rôle. Et puis on évolue dans un monde où la « working class » d’où je viens n’a pas des perspectiv­es folles. Il y a les études, alors oui, j’ai eu mon bac, une licence de cinéma, mais pour devenir acteur, ça ne suffit évidemment pas. Ma mère m’a bien fait rire d’ailleurs quand j’ai eu mon diplôme: « Ça fait un an que tu l’as, ta licence, c’est quand que tu travailles?»

Votre père, professeur d’arabe, en Algérie, est devenu ouvrier chez Alsthom en arrivant en France. Est-ce qu’un déclasseme­nt pareil, ça pousse les enfants à vouloir réparer ? Est-ce que, toute sa vie, on reste marqué par cela, comme Annie Ernaux, qui dit : “J’écris de mon être dominé.”

Ça relève de la psychanaly­se ! Mon père ne m’a jamais parlé de ça. J’y ai réfléchi. C’est une force en plus. Et puis le chemin inverse existe aussi, vous voyez ? S’ils ont émigré en France, c’était pour nous, plus tard, pour que l’on accède à des conditions de vie meilleures, aux études supérieure­s, à de bons métiers. Son ego, il l’a ignoré. Peut-être que moi je ne l’aurais pas fait. C’est un sacrifice. Ma maman a quitté toute sa famille pour élever les enfants, travailler pour joindre les deux bouts. Je ne veux pas être misérabili­ste car mon enfance était merveilleu­se.

Pour revenir à Charles Sobhraj, c’était un personnage qui vous fascinait avant même de jouer son rôle, je crois.

J’avais lu son livre à 16 ans. En lisant, je voyais un film. Je n’avais pas la maturité nécessaire pour me demander si c’était politiquem­ent correct de jouer un serial killer. Plusieurs fois, on m’a demandé : « Ça ne vous dérange pas de jouer des mauvais ? » On fait du cinéma ! On peut jouer des mauvais. On est dans une cour de récréation, d’expériment­ation et d’imaginatio­n sans limite.

Une phrase de Nelson Mandela est devenue votre mantra : “Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends.”

Cette philosophi­e est venue avec Mohamedou. Avant, mon mental c’était « je ne veux pas perdre ». (Silence.) Au début du Serpent, j’ai vécu ce sentiment d’échec. Je n’arrivais pas à attraper le personnage, j’étais comme un sportif fâché. Pour moi, un tournage, c’est un match de boxe. Chaque jour est un round. Et la personne contre qui je me bats, c’est moi-même, je suis mon propre sparring-partner. Je dois gagner. Tenir debout, en tout cas. Parce qu’il faut aller au bout. Avant, je vivais l’échec de manière énervée, je ressassais : j’ai raté la scène. Le lendemain, j’allais sur le plateau rempli de cette mauvaise énergie. Maintenant, j’ai changé, je reviens et je défonce tout.

“Personne n’allait venir à Belfort et me proposer un rôle. La ‘working class’ d’où je viens n’a pas de perspectiv­es folles. Il y a les études, alors oui, j’ai eu mon bac, une licence de cinéma, mais pour devenir acteur, ça ne suffit évidemment pas.”

“Pour moi, un tournage c’est un match de boxe. Chaque jour est un round. Et la personne contre qui je me bats, c’est moi-même, je suis mon propre sparring-partner. Je dois gagner.”

Pour The Eddy, le réalisateu­r Damien Chazelle vous a engagé illico alors que Leïla Bekhti a dû passer des essais.

(Il rit.) C’est le game, parfois il faut passer des essais, parfois c’est des offres.

Aucun principe féministe n’a été bafoué ?

Non, pas du tout, ce serait mal penser. C’est de l’art, on est en train de créer, plein d’acteurs ont passé des essais et c’est une bonne chose. Ça permet de savoir si le courant passe avec le réalisateu­r.

Vous pleurez parfois ?

Évidemment, ça m’arrive, ça dépend de ce qui se passe. Quand on a grandi dans une société qui pousse les jeunes hommes à ne pas pleurer, à ne pas faire état de leurs émotions, ce n’est pas facile! Ce métier me permet de jouer avec mes émotions, justement, de n’avoir aucune honte. C’est important de se libérer émotionnel­lement, de n’avoir rien à faire du regard de l’autre.

Vous êtes-vous dit à un moment : “Je veux travailler aux États-Unis” ?

Oui, sinon, ça n’arrivait pas. Je me sentais prêt, je voulais voir si j’en étais capable. C’était un fantasme de gosse ! Et en tant qu’acteur, les personnage­s qu’ils me proposaien­t étaient mieux que d’autres que je recevais.

Il faut trouver le bon agent.

Il y a quelques années, j’ai changé d’agent américain. Et surtout j’ai rencontré un homme, Bob Meyer. Je l’ai rencontré en tant que coach. Et il est devenu très cher à mon coeur. Il est décédé la semaine dernière. (Les larmes montent.) Tout ce que j’ai vécu dans mon aventure américaine, c’est avec lui. Et grâce à lui. C’était un artiste, il peignait, mettait en scène, écrivait des poèmes, construisa­it lui-même sa maison, faisait de la poterie. Un être merveilleu­x.

Vous a-t-il appris quelque chose d’essentiel ?

Il m’a dit : « Always be nice and funny. Everyday, you will fail, but be happy. Everytime you get mad, it’s just your ego. It’s fine, it’s fine. Be a man. » (Sois toujours sympa et drôle. Tous les jours tu échoueras, mais réjouis-toi. Chaque fois que tu te mets en colère, c’est ton ego qui parle. Tout va bien, tout va bien. Sois un homme.)

1. De Kevin Macdonald, avec aussi Jodie Foster, Shailene Woodley… Sortie prévue le 7 avril.

2. De Richard Warlow et Toby Finlay, avec aussi Jenna Coleman, Billy Howle… Sur Netflix le 2 avril.

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 ??  ?? Stylisme Agathe Gire. Coiffure et make-up Harold James/The Wall Group, assisté de Pierre-Arnaud Lesire. Remercieme­nts à l’Hôtel Rochechoua­rt, Paris 9e.
Stylisme Agathe Gire. Coiffure et make-up Harold James/The Wall Group, assisté de Pierre-Arnaud Lesire. Remercieme­nts à l’Hôtel Rochechoua­rt, Paris 9e.

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