Le make-up passe au vert
Des rouges à lèvres sans cire d’abeille, des fonds de teint sans huiles minérales, des poudres et des fards sans microbilles de plastique: dix ans après le soin et l’hygiène, le maquillage entre enfin dans une nouvelle ère, plus vertueuse pour la peau et la planète. On s’y met?
Depuis une dizaine d’années, nos salles de bain se sont teintées de vert. D’abord avec les produits d’hygiène, puis avec de véritables soins, aussi compétents et désirables que leurs équivalents traditionnels. Mais malgré quelques initiatives isolées, le make-up green était, lui, toujours à la traîne. « Quand j’ai ouvert bazar-bio.fr, il y a dix ans, je n’ai pas référencé de maquillage. Je voulais des produits qui donnent envie et rien ne répondait à mon cahier des charges », explique Héléna Marino, fondatrice de l’e-shop. Avec des teintes un peu tristes et des performances très limitées, le maquillage bio, vert, ou clean est resté longtemps le parent pauvre de la cosmétique, boudé même par les plus engagées des consommatrices. « Le soin est étroitement associé à la santé qui en est la valeur cardinale, alors que le maquillage est vu comme une parure », décrypte Candice Colin, cofondatrice de Clean Beauty et Beautylitic. Telle la mode éthique, souvent perçue comme un peu rébarbative, les fards green ont peiné à convaincre des femmes accros aux couleurs vibrantes et aux packagings siglés du secteur. « Le maquillage est particulièrement émotionnel : quand une femme a trouvé sa couleur fétiche, elle y est très attachée», commente Cécile Lochard, directrice du développement durable chez Guerlain. D’autant que s’il était complètement intégré que le soin pénétrait la peau, les femmes ont eu du mal à se rendre compte que le maquillage n’était pas simplement de la couleur en surface. Puis, l’histoire a suivi son chemin et les mamans qui scannaient frénétiquement leurs produits sur Yuka ont commencé à se demander si leur fond de teint était aussi inoffensif que ça. « Enceinte, je me suis mise à tout scanner. Quand j’ai découvert ce qui composait les rouges à lèvres que je mangeais malgré moi tous les jours, j’ai eu envie de créer Le Rouge Français », se souvient Élodie Carpentier, fondatrice de la marque de maquillage. Pendant ce temps-là, aux États-Unis naissaient des marques green carrément sexy comme Kjaer Weis ou RMS Beauty. La machine était lancée. Elle a fini par s’emballer. « Depuis que le masque s’est imposé dans nos vies, de plus en plus de femmes mettent en doute leur fond de teint habituel. Et de plus en plus de clientes arrivent avec leur trousse et changent tout d’un coup », témoigne Héléna Marino. Et aujourd’hui, elles ont l’embarras du choix.
LES PLANTES, SOURCE D’INNOVATIONS
Si le secteur a mis tant de temps à décoller, c’était certes par manque de pression des consommatrices, mais aussi à cause de contraintes inédites dans les autres secteurs. Les marques qui ont pris le parti du naturel souffrent du manque de silicones ou de polymères, si utiles pour faire glisser un produit de teint sur la peau ou l’y fixer sur les yeux ou les cils. Celles qui sont également vegan ont dû composer sans la cire d’abeille, très utilisée dans les rouges à lèvres classiques. Guerlain, qui renforce son engagement en faveur de la peau et de la planète et arrive aujourd’hui avec une poudre Terracotta et des rouges à lèvres KissKiss complètement revisités, décrit un parcours du combattant : « Nous sommes sur le sujet des ingrédients depuis 2015. Rien que pour trouver des substi
tuts naturels qui apportent la glisse des silicones et de la cellulose, nous avons screené une centaine de molécules naturelles », soupire Brigitte Noé, directrice développement et innovation galénique chez LVMH Recherche. Pas très convaincue par les pigments à base de dioxyde de titane, interdits dans l’alimentaire l’an dernier en France et qui composent l’immense majorité des rouges à lèvres, Le Rouge Français s’affranchit des fournisseurs de matières premières pour formuler avec des plantes tinctoriales dont la garance, qui pousse dans l’hexagone. Une idée désormais brevetée et une société que les investisseurs s’arrachent dont L’Occitane, qui est entrée au capital de la start-up. « J’ai mis au point une bibliothèque de plus de cent plantes pour une palette infinie », précise Élodie Carpentier. Chez All Tigers, marque de make-up green, Alexis Robillard, qui formule énormément à l’aide de fournisseurs italiens particulièrement en pointe, guette chaque innovation à la loupe : « Je m’apprête à tester un pigment rouge issu d’un radis rouge chinois très prometteur », s’enthousiasme-t-il.
L’IMPORTANCE DU SOURÇAGE
Au lieu d’attendre que tout soit complètement vertueux, chaque maison choisit son cheval de bataille pour faire avancer les choses à sa façon. Et surtout, sans lâcher sur les performances, qui n’ont plus rien à envier aux maisons traditionnelles, même les plus luxueuses. Pourtant, la partie est difficile à jouer car il ne suffit pas d’être naturel pour être clean, puisque certains ingrédients sourcés dans la nature sont transformés par des procédés qui ne la respectent pas forcément. Un ingrédient naturel, c’est bien, mais seulement s’il est sourcé au bon endroit, par les bonnes personnes, comme le mica, cette roche qui donne son effet irisé aux fards mais qui est trop souvent extraite par des enfants en Inde. Être bio, c’est formidable, mais il faut penser à ne pas vider la planète de ses ressources et ne pas oublier d’être vegan. Sans oublier, et probablement avant tout, d’être efficaces, aussi efficaces que ces produits qui ne s’imposent que par leurs performances. Alors, chacun fait comme il peut, en attendant de faire mieux demain. « On n’a pas trouvé de solution naturelle pour tous les pigments de nos rouges à lèvres, notamment les vrais rouges. En revanche, nos bases de rouges à lèvres sont 100 % naturelles et nous sommes vegan, donc sans carmine, ce pigment rouge vibrant si prisé mais issu de
“Nos bases de rouges à lèvres sont 100 % naturelles et nous sommes vegan, donc sans carmine, ce pigment rouge vibrant si prisé mais issu de cochenilles et pourtant autorisé en bio.”
Alexis Robillard, fondateur d’All Tigers
cochenilles écrasées, qui est pourtant autorisé en bio », témoigne Alexis Robillard. Même amende honorable chez Guerlain: « Pour nous, travailler avec les contraintes du clean, c’est comme jouer d’un piano auquel il manquerait des touches. Alors, on relève le défi au mieux, on accompagne nos fournisseurs vers la transition, mais on ne parvient pas encore à se passer de certains pigments comme le dioxyde de titane dans les fonds de teints et on souffre un peu de devoir formuler sans le BHT, une molécule super-antioxydante qui serait vraiment utile pour protéger une formule très naturelle qui s’oxyde donc plus vite », explique Brigitte Noé. Chez Guerlain, exit aussi la cire d’abeille et les cires synthétiques, bienvenue à la cire de tournesol, pas aussi solide, mais suffisamment pour le packaging fourreau du rouge à lèvres KissKiss. Chez Westman Atelier, la marque hautement désirable de Gucci Westman, les produits abritent une once de phénoxyéthanol, un conservateur hyper-efficace, décrié car il peut irriter la peau. Sur le site de Victoria Beckham Beauty, on s’excuse de ne pas être parfait mais on joue la carte de la transparence avec la liste des ingrédients que la marque s’interdit, mais aussi celle de ceux qu’elle utilise avec la plus grande parcimonie, décryptés un à un avec une certaine sincérité. « Le Graal de demain, ce n’est peut-être pas d’être complètement naturel. La question des ressources planétaires se pose ainsi que celle des formules aux ingédients extrêmement modifiés sous prétexte que leur origine est naturelle. À mon sens, c’est la chimie verte qui va permettre d’inventer de nouvelles molécules qui vont complètement renouveler le genre, attend Candice Colin. Pour avancer plus vite, il faudrait que les grands groupes en demandent un peu plus aux fournisseurs, mais aussi qu’ils intègrent des formulateurs spécialistes en chimie verte. »
DES GESTES RÉINVENTÉS
Chez le Rouge Français, on affiche une formule sans compromis mais qui demande une légère adaptation à l’application. « Le raisin de nos rouges peut sembler un peu sec de prime abord et doit être chauffé pour fusionner avec la peau», admet Élodie Carpentier. Même écho chez Héléna Marino: « Il faut souvent chauffer un peu les matières. Du coup, je privilégie les applications au doigt, faciles et intuitives.» Partenaire idéal des looks naturels avec ses pigments issus de la nature, le make-up green fusionne
bien avec la carnation. « Côté fond de teint, on peut se tromper d’une ou deux teintes sans effet masque car les pigments s’adaptent. Et le naturel insuffle du naturel au visage, plus frais », poursuit Héléna Marino. Brigitte Noé confirme : « Avec la nouvelle Terracotta, le résultat est encore plus naturel, plus fusionnel. » Se sublimer sans se transformer? L’idée est plaisante. Aussi plaisante que les visuels de ces marques d’un nouveau genre qui laissent de côté la sempiternelle association make-up et séduction (ouf !) et abandonnent le style éthéré des premières marques bios pour mettre en valeur des femmes fortes. « J’ai baptisé ma marque All Tigers en hommage aux femmes comme je les connais : courageuses, déterminées, pleine d’énergie », confirme Alexis Robillard. Ni fatale ni romantique, juste soi.