“En exil, j’ai trouvé ma liberté”
Son père était son plus grand admirateur. «Il était fier de moi quand j’ai été admise à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Il m’a transmis une grande force», raconte Yara Al Hasbani. Avec une immense douceur dans la voix, la jeune femme de 27 ans décrit «un homme incroyable dans ce pays où un dictateur contrôle même les pensées. Lui gardait des livres interdits à la maison et nous parlait de ses opinions politiques». Au début de la révolution, ce receveur de la compagnie de téléphonie syrienne a encouragé sa fille à y prendre aussi part, malgré son inquiétude. Il a été arrêté, à son domicile, devant son épouse, Yara et son petit frère. Il était environ 19h30, l’immeuble était encerclé par des soldats. Son corps a été rendu. Torturé. « En bas de l’immeuble, j’ai entendu les hurlements de ma mère, au 3e étage. J’ai compris.» Une semaine plus tard, Yara a reçu un coup de fil: «Tu ne comprends pas qui te parle? C’est toi la prochaine. » La famille la fait sortir du pays en urgence. Elle a 18 ans. Le Liban, la Turquie, puis Rochefort, en Charente-Maritime et l’asile politique avec sa mère, son frère et sa soeur. Sa bouée de sauvetage sera la danse. Elle cherche des mots précis en français pour bien se faire comprendre: «Ce n’est ni une passion ni une profession, je vis avec. Je bois de l’eau et je danse, c’est pareil.»
Elle est « montée » à Paris, a fréquenté le Centre national de la danse. Au fil des années, la danse s’impose comme son moyen d’expression politique. Elle a chorégraphié la torture, les enfants gazés par l’aviation de Bachar el-Assad à la Ghouta, la banlieue damascène… En Syrie, les corps étaient sous contrôle. L’enseignement reçu presque exclusivement classique. « Comme pour tout, l’instruction avait une dimension militaire.» En exil, elle a rencontré la puissance libératrice de la danse contemporaine. « Au début, j’étais gênée de réaliser un mouvement moche qui incarne un sentiment lourd. Comment danser pour dire la fatigue et la tristesse?» Cette
recherche la porte bien davantage que «le défi de cinq pirouettes techniquement parfaites ». Elle va en faire profiter des enfants syriens, à Idlib, région que Bachar el-Assad n’a pas encore reconquise. Les ateliers auront lieu par vidéoconférence. « Je veux leur apprendre à découvrir leur corps.»
À Paris, les salles de danse sont actuellement fermées. Yara habite près des Halles, dans une colocation avec des étudiants français et des étrangers qui ont dû quitter leur pays. Elle a gagné une bourse de la région Île-de-France dédiée aux jeunes créateur·rices. C’est dans une petite pièce de vie collective de l’immeuble qu’elle prépare son prochain spectacle, créé avec deux compatriotes. « Je veux exprimer à quel point nous, les femmes au Moyen-Orient, sommes entravées dans nos corps. Nous devons nous libérer par nousmêmes. Même ici, j’ai vu les opposants politiques nous manquer de respect parce que nous étions des femmes. Cela me met en colère et cette colère est un moteur pour ma création.» Mais Yara ne « regrette » pas : «Nous avons payé un prix très cher, surtout quand je pense à mon père, aux victimes, un arrachement. Mais dans cet exil, j’ai découvert quelque chose de plus précieux, ma liberté.» •••