“Cette révolution, c’est notre tragédie mais aussi l’histoire de notre vie”
Sa vie d’avant est étalée sur la table du salon d’un petit appartement strasbourgeois. Les dents de lait, la guitare et le violon de ses deux fils, les lettres d’amour de son mari, des photos jaunies de pique-niques, de baignade dans une rivière, de bougies d’anniversaire soufflées… «Une valise de vingt kilos ne suffisait pas», sourit Basma Bouch. Cette médecin, qui travaille à l’hôpital de Bischwiller, en Alsace, a quitté Damas avec son mari Alaa et ses enfants en 2016. « Nous sommes partis parmi les derniers, nous y croyions à la révolution. Bien sûr, nous savions que le régime était plus fort que nous mais nous pensions que la communauté internationale n’allait pas laisser faire. » Eh bien si, elle a fini par laisser faire. Mais Basma y croyait tellement que même l’arrestation en 2014 d’Alaa, son mari, par les moukhabarat, les services de renseignements, ne l’avait pas décidée à renoncer à ses rêves de démocratie. Pharmacien, Alaa faisait passer clandestinement des médicaments et de la nourriture dans les quartiers assiégés par Bachar el-Assad. À l’évocation de ce souvenir, les larmes embuent les grands yeux bleus de Basma; des marques rouges apparaissent sur son cou. « Pendant trois mois, j’ai gardé le silence, je ne pouvais pas dire qu’il était détenu, je serais devenue suspecte à mon tour. Aux enfants, je répétais: “Nous avons choisi notre chemin, votre père est fort.” » Assis à ses côtés, Alaa raconte avoir été enfermé dans un sous-sol, sans lumière, entassé avec d’autres activistes: «C’était comme une tombe.» Mais les mois passent et la répression s’intensifie. À trois reprises, leur appartement est touché par des roquettes. «La dernière est passée juste à côté de Zain, qui était assis dans le canapé.» C’est leur aîné, il vient alors d’avoir 18 ans. Ses parents craignent qu’il ne soit à son tour arrêté. Décision est prise de partir. Mais comment? Oser envoyer un mail à l’ambassade de France en Turquie leur prend des mois. Puis, la fuite. Pendant le trajet, sur la route, « une peur, vous n’imaginez pas». Enfin, les visas accordés, la possibilité de s’envoler vers la France.
Comment continuer à regarder devant soi? La culpabilité du survivant l’accompagne. «Pourquoi mon frère est-il mort et pas moi?» Mais pour les enfants, « il ne faut pas tomber ». Leur mère les pousse à embrasser leur nouvelle existence sans « jamais oublier ce qu’ils ont vécu là-bas, tout le monde n’a pas eu cette chance. Pendant quelques mois, un paradis, un incroyable espoir ». Les deux jeunes hommes ont renoué avec leur vie. Hady, 20 ans, est en classe préparatoire école de commerce. Zain, 22 ans, en licence de cinéma, à la Sorbonne Nouvelle.
Basma fait tout pour s’acclimater. Un maniement du français impressionnant, alors qu’elle n’en parlait pas un mot en atterrissant à Roissy, des sorties culturelles… «Avec Alaa, nous avons même fait les fêtes de la bière dans le coin», rigole-t-elle. Mais cette solitude que tant de réfugié·es connaissent resurgit à l’évocation de leur «maison en Syrie qui était toujours remplie d’ami·es». Son mari ne parvient pas à retrouver un emploi. La pandémie ne facilite évidemment rien. À l’hôpital, dans le service de rééducation gériatrique qu’elle a intégré, son vécu en Syrie se révèle finalement être une aide. «Comme j’avais l’habitude de travailler pendant la guerre, le Covid me stresse moins que mes collègues. J’essaie de leur montrer que des solutions existent et je rassure mes patients âgés. J’adore ce que je fais. » La passion de soigner lui permet de rester debout. « Nous avions le droit de demander la liberté», souffle-t-elle. Un grand sourire : « Je crois que je suis toujours un peu optimiste. » La révolution est leur tragédie mais «c’est aussi l’histoire de notre vie ». •••
“Comme j’avais l’habitude de travailler pendant la guerre, le Covid me stresse moins que mes collègues. J’essaie de leur montrer que des solutions existent.”