“Mon corps est ici, ma tête, là-bas”
En novembre 2018, à son arrivée à Paris, Rukaia Alabadi logeait sur l’avenue des Champs-Élysées. Bombes lacrymogènes, barricades, affrontements… Plongée immédiate dans le grand bain politique et social français avec le mouvement des Gilets jaunes. Quel décalage avec la Syrie! En 2011, lorsqu’elle est descendue dans les rues de Deir ez-Zor avec d’autres étudiants qui réclamaient le départ de Bachar el-Assad, elle « ne comprenai(t) pas très bien ce qu’il se passait. Avant la révolution, manifester était inconcevable, parler politique trop dangereux, les murs ont des oreilles là-bas. J’avais peur ».
Entre ses premiers pas contestataires mal assurés et son existence parisienne, cette femme de 34 ans, aujourd’hui réfugiée politique, aurait pu mourir tant de fois. Arrêtée par les sbires du régime, elle a passé vingt-sept jours dans la prison de Deir ez-Zor. « C’était très dur. J’ai été fortement battue. » Son pouce droit en a conservé une difformité : un os cassé qui ne s’est pas ressoudé correctement. « Je n’ai pas été violée mais j’ai subi beaucoup d’attouchements sexuels. » Elle a été ensuite transférée par avion dans « l’unité Palestine », un centre de détention des services de renseignements militaires, à Damas. Elle y fut atrocement malade mais pas torturée: «J’y ai été oubliée.» Elle en est sortie deux mois plus tard grâce à un pot-de-vin de 5000 dollars payé par son père. Dans une molaire creuse, elle avait caché un minuscule papier sur lequel elle avait écrit les numéros de téléphone des familles de dix-sept codétenues.
Rukaia sourit encore de ce pied de nez aux autorités (qui aurait pu lui coûter la vie). Pourtant, quelques heures après sa libération, elle apprenait que Mahmout, son « chéri » et « révolutionnaire », avait été tué par Daech. D’un tiroir, elle sort un sac en plastique bleu soigneusement noué. À l’intérieur, des clés USB qu’il lui avait confiées, contenant des vidéos et des photos d’activistes appelant à prendre les armes contre Assad.
Après ces mois de captivité, la peur l’avait quittée. Rukaia se transforme en journaliste-activiste pour documenter sur les réseaux sociaux le quotidien de sa ville désormais contrôlée par l’État islamiste. « Je me déplaçais en niqab, c’était pratique. »
Elle a aussi organisé un réseau de distribution de nourriture et de vêtements. Jusqu’à ce jour de janvier 2015 où son père lui a dit: « Si Daech t’attrape, tu es morte. Il faut partir. » Pendant trois ans, en Turquie, elle a poursuivi ses activités de journaliste. Mais des confrères syriens y sont également assassinés par les djihadistes. Les menaces se rapprochent. Il faut fuir, à nouveau. Ce sera donc la France et ses Gilets jaunes en bienvenue. L’année dernière, au début du premier confinement, Rukaia a rencontré son actuel petit ami français sur le site OkCupid. Le coronavirus a servi d’accélérateur. Le premier soir, elle n’a pas dit un mot. Johann se demandait s’il ne s’embarquait pas dans une drôle de galère avec cette belle Syrienne tourmentée. Une bouteille de vin a détendu l’atmosphère. Les semaines qui ont suivi, les jeux de société et la série Le bureau des légendes ont accéléré son apprentissage du français. «Je sais désormais que ma vie est en France», résume-t-elle sobrement. Elle fait encore beaucoup de cauchemars. Elle aime rire aussi. La farouche envie de vivre qui la porte l’a sauvée, peut-être.
Elle s’immerge totalement dans son nouveau pays, jusqu’à faire les vendanges dans le Beaujolais! Chaque mardi, cette réfugiée politique fait du bénévolat au Secours catholique pour aider les demandeurs d’asile à surnager dans les méandres administratifs. Fidèle à la révolution, elle continue de produire des articles sur la Syrie. Elle vient aussi d’écrire les premières pages de son livre : «Je veux que le monde comprenne ce qu’il s’est passé, montrer la réalité de ce régime qui prétend être fort. Pourquoi alors emprisonner une vieille femme, avec un dentier, à moitié morte ? »
“Je veux que le monde comprenne ce qu’il s’est passé, montrer la réalité de ce régime qui prétend être fort.”