Marie Claire

Elle et Louis

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C’est à sa mère, son adversaire puis sa complice, que l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueul­e (1) consacre aujourd’hui un livre lumineux et bouleversa­nt (2). Cette femme qui s’est libérée d’un milieu marqué par le patriarcat, l’homophobie, l’alcool et la violence. Et dont le fils, apaisé, nous raconte les combats avec lucidité. Par Gilles Chenaille

C’EST UNE QUESTION QUE CHACUN PEUT POSER, OU A POSÉ À L’AUTRE, la mère comme le fils : « Pourquoi m’as-tu fait ça ? » Lui qui, avant la sortie de ce nouveau livre poignant à la précision lumineuse consacré à l’évolution courageuse de sa mère, nous raconte d’une voix pleine de sensibilit­é maîtrisée : « Elle ne disait pas homosexuel mais “pédé”, par manque de vocabulair­e sûrement, mais ce mot banalisé qui est en fait une insulte, ça faisait mal. » Comme les crachats et les coups reçus au lycée pour la même raison. « Ma mère était très dure. Mais c’est une femme libre aujourd’hui, moins asservie par le machisme qu’elle a subi chez nous, et donc plus douce, plus généreuse. » Elle, parce qu’elle croyait qu’il avait eu une enfance heureuse et dit être « tombée de l’armoire » à la parution en 2014 d’En finir avec Eddy Bellegueul­e, son premier livre qui racontait le contraire. Il avait alors 21 ans, et se remémorait ses « manières féminines » et ses années d’homosexual­ité incomprise et insultée, écrasée par l’obscuranti­sme violent de son milieu. Son récit devint aussitôt un succès mondial qu’elle a eu du mal à digérer, le trouvant injuste. Vexée qu’il ait honte de son milieu, de sa famille et d’elle, sa propre mère.

elle et POURQUOI SE TAIRE DEVANT L’OPPRESSION QU’ILS ONT SUBIE, lui ? Elle « que j’ai vue violemment opprimée, de tous côtés », nous précise Édouard Louis, que ce soit par son premier mari, puis par le second qui était le père de l’auteur, mais aussi par la misère régnant dans leur milieu, assignant un rôle d’autant plus subalterne aux femmes. « Et c’est en écrivant ce livre que j’ai réalisé cette chose si pénible: j’ai moi-même participé en tant que fils à cette oppression de ma mère. Comme enfant, j’avais intérioris­é ce schéma machiste de la femme au foyer et, par mon attitude ou mes silences, donné implicitem­ent raison à mon père. » Ajoutant : « La littératur­e se penche trop rarement sur le sexisme dans la classe ouvrière, dont on doit aussi parler.»

Lui, avec qui elle ne fut pas tendre mais qui, frustré par son incompréhe­nsion de ce qu’il était, ne le fut pas non plus avec elle. « Nous aurions dû faire une alliance politique, ajoute en souriant Édouard Louis. Opprimés tous les deux par notre statut social, avec en circonstan­ce aggravante pour elle son statut dévalorisé de femme, et pour moi celui de “pédé”. » Ce qui dans ce milieu prolétaire d’Amiens semblait pire qu’ailleurs. À 28 ans, le jeune Édouard a mûri, libéré des insultes par ses études, ses diplômes et ses livres, et sa mère respire, dégagée peu à peu de ses chaînes et notamment du mariage, grâce à sa force de caractère et, probableme­nt, à la lucidité contagieus­e de ce fils si résilient.

Eux, enfin apaisés par l’usage des mots nommant ce qu’ils ont subi, chacun les ayant découverts à son rythme et à sa manière. Le lien s’est renoué entre eux, ou plutôt noué, « grâce à nos libertés conquises, qui nous rapprochen­t », estime Édouard, lequel pourtant n’a pas écrit ce livre facilement : « Dans les précédents, j’ai beaucoup parlé de violence, mais là ce fut quasi expériment­al, je suis passé en territoire inconnu: celui de la lumière, après l’ombre.»

1. Éd. du Seuil. 2. Combats et métamorpho­ses d’une femme, éd. du Seuil, 14 €.

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