Marie Claire

« Je me suis libérée d’un mariage forcé »

- Propos recueillis par Corine Goldberger Illustrati­ons Joel Burden

Malika, 46 ans et avocate, a été mariée à un inconnu l’année de son bac. Une union que la jeune femme a férocement combattue, contre sa famille et une partie de sa communauté, jusqu’à gagner sa liberté…

C’est bien moi “CE N’EST PAS UN CAUCHEMAR. qui roule vers une maison inconnue sur une route de Kabylie. Coincée à l’arrière d’une voiture conduite par mon beau-frère, entre deux personnes que je ne vois pas, car j’ai la tête couverte d’un tissu blanc, qui occulte ma vue. Je suis terrorisée, car on me conduit contre mon gré à mon “mariage” au domicile de mon futur “mari”. Je mets des guillemets, car cet homme, je ne sais pas qui c’est, je ne l’ai pas choisi et je n’ai jamais eu l’intention de me marier. Comment ai-je pu être assez c… pour croire mes parents quand ils m’ont assuré, la main sur le coeur, que si je venais en vacances en Algérie avec eux, ils ne me marieraien­t contre ma volonté ?

dans un JE RÉVISAIS ENCORE POUR MON BAC lycée de l’Essonne quelques semaines auparavant. J’ai compris que pour une fille d’ouvrier immigré, les études sont les clés de l’indépendan­ce. Ce n’est pas ce que pensent mes parents. À quoi bon ? Les filles doivent se marier tôt pour ne pas tomber enceintes hors mariage. Quand ma prof principale annonce à mon père que je passe en seconde générale, il fait grise mine. À 14-15 ans, je suis donc obligée par la loi de rester à l’école jusqu’à mes 16 ans. “Si elle va jusqu’au bac, elle ne se mariera pas !” se lamentent mes parents d’avance. Ma mère ne manque jamais d’ajouter : “Sa soeur n’a pas fait d’études, Malika n’en fera pas non plus.”

Je décroche mon bac alors que mes parents croisaient les doigts pour que je le rate, me mettant sans cesse des bâtons dans les roues. Ainsi, ils s’opposent à tous les voyages scolaires. Par terreur que je perde ma virginité et par obsession du regard du voisinage, qui partage les mêmes fixettes sur “l’honneur” des filles. “Une fille bien ne dort pas hors de la maison.” Je ne sais donc pas ce qu’est une pyjama party – même chez des cousins-cousines! – ni une classe verte ou un séjour linguistiq­ue. La veille du bac, je prends même une trempe pour un prétexte futile. Ma mère n’est ni chaleureus­e ni très aimante, surtout avec ses filles. Elle l’est plus avec mes petits frères. Elle répète : “Nous, on s’est sacrifiés pour venir en France, pour les enfants.” Un jour, sa langue fourche : “Nous, on s’est sacrifiés pour les garçons.” Avec ma soeur, on a compris. D’ailleurs très vite, nous sommes assignées au ménage de la chambre de nos frères, à leur faire à manger…

J’ai plus de complicité avec mon père, qui nous emmène dans des kermesses, vient nous chercher à l’école. Mais tout bascule à mes 12-13 ans. Tout à coup à ses yeux, je ne suis plus une enfant mais une ado. Ma place est à la cuisine, pour me préparer à mon futur rôle d’épouse. Mais ce printemps-là, ce n’est pas mon bac qui m’angoisse le plus. Depuis le début de l’année, dans la chambre de mes parents, des valises se remplissen­t d’achats: des tissus chatoyants, des bijoux, des robes de fêtes, du maquillage… Je ne suis pas dupe. Un trousseau de mariage se prépare sous mes yeux. Ils avaient déjà marié ma soeur aînée en Algérie à 15 ans. Elle s’était résignée. Mais ne leur a jamais pardonné. Angoissée, je vais voir l’assistante sociale du lycée. Je lui explique ce qui m’attend: un aller simple en Algérie, un mariage avec un inconnu, mes études brisées et une vie privée de liberté. Elle me conseille de tout raconter au juge pour enfants du tribunal de grande instance d’Évry, prend le rendez-vous pour moi. Je ne suis pas près d’oublier les paroles de la juge : “Ce sont des affaires de famille. Nous ne pouvons pas intervenir dans le cadre privé. Tout ce que nous pouvons faire, c’est nous assurer que vous êtes bien revenue à la rentrée.”

Une seule solution: la fugue. Je trouve un boulot à Narbonne-Plage comme saisonnièr­e, achète une tente et appelle mes copines : “Ta mère est super-inquiète, appelle-la pour lui dire que tu es vivante !” Mon père, puis mon frère aîné, 24 ans, me promettent que je ne risque rien, ni punition, ni coups, ni mariage forcé. De retour à la maison dès le lendemain, l’accueil est glacial. Mes parents se bornent à m’annoncer qu’on part en vacances en Algérie. Je comprends vite en arrivant dans leur village qu’ils m’ont menti. Ils m’ont même déjà mariée à mon insu ! L’échange des “consenteme­nts” a eu lieu en mon absence devant un imam à la mosquée par l’intermédia­ire de mon père. Quand je réalise l’ampleur de la trahison, je suffoque… Mais comment fuir? Ils ont mon passeport et il n’y a pas de téléphone dans la maison. Je ne peux appeler personne au secours. Le soir du “mariage”, on me conduit dans une pièce à l’écart. “Baisse la tête!” Un inconnu retire le tissu qui obstrue ma vue. Je suis donc face à mon “mari”. Mon cerveau est gelé. Comme dans un mauvais rêve, je suis paralysée, incapable de crier que j’ai été trompée par mes parents, que je n’ai rien à faire ici. Lui se présente, M., un cousin lointain, et me demande si je veux manger ou boire quelque chose, puis il me déshabille, me pousse vers le lit. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Je n’ai même jamais embrassé un garçon. Et “la chose ” se passe… Je suis comme hors de mon corps. Spectatric­e de quelque chose qui arrive à une autre. Avec le recul, je dirais qu’il n’a été ni brutal ni doux. Ensuite, des femmes inspectent le drap pour vérifier que j’ai bien saigné, preuve de ma virginité. Lui, il essuie le sang avec un T-shirt pour le montrer à ses copains. Mon intimité devient publique. C’est abominable pour moi qui ai été élevée avec l’idée que tout ce qui touche au sexe est secret, tabou.

dans la maison JE SUIS DONC PRISONNIÈR­E gigantesqu­e de mes beaux-parents, où vivent aussi leurs enfants et leurs conjoints. Chaque couple a son appartemen­t, seule la cuisine est commune. Hommes et femmes ne prennent pas leurs repas ensemble. “Épluche les légumes”, “va laver le plat”.

“Un inconnu retire le tissu qui obstrue ma vue. Je suis donc face à mon “mari”. (…) Je ne sais pas à quoi m’attendre. Je n’ai même jamais embrassé un garçon.”

J’obéis tel un zombie. Les jours suivants, quand M. retente une approche, je le stoppe net et lui explique que je ne veux plus jamais qu’il me touche. “Mais alors, tu ne me considères pas comme ton mari?” bredouille-t-il, stupéfait. La violence s’installe alors. Nos disputes quotidienn­es résonnent dans toute la maison. Puis un jour, il me frappe avec un tuyau. Et ce bruit, mes hurlements épouvanten­t ma belle-mère, pas pour moi, mais pour sa réputation: et si son fils me tuait chez elle ? Elle me renvoie en France chez mes parents…

Ces derniers sont tout sauf heureux de me revoir. Certes, je trouve un travail de vendeuse dans une boulangeri­e, mais avec mon SMIC, je n’ai pas les moyens de payer un loyer. Mais j’ai désormais un objectif: m’inscrire en cachette d’eux à la fac de droit, devenir avocate. Un métier porteur d’un idéal de liberté et de justice. C’est un premier pas vers l’autonomie. Mon père est sidéré quand j’ouvre un compte bancaire à mon nom et refuse de virer mes salaires sur le sien. Pour la première fois, je lui fixe une limite. J’enchaîne un Deug, une licence, un master… En cours de droit civil, je réalise que mes parents, en organisant un mariage forcé à l’étranger, ont commis un délit. D’ailleurs aujourd’hui passible du tribunal (trois ans de prison et une amende de 45000 euros). En 2001, je prépare l’entrée à l’école d’avocats quand mon divorce est prononcé. En 2002, quelle n’est pas ma fierté: je suis avocate!

les MAIS IL A FALLU L’APPARITION DE #METOO, débats sur le consenteme­nt sexuel, pour que je mette le bon mot sur ce que j’ai vécu: un viol. Et puis c’est compliqué de se dire: j’ai été violée avec la complicité active et en toute bonne conscience de mes parents. Un jour, je leur ai rafraîchi la mémoire et ma mère a balayé ma colère d’un “oui bon, c’est arrivé, maintenant, faut passer à autre chose”. Mais plus de vingt ans après, je me sens toujours aussi cabossée, traumatisé­e. Quant à ma vie amoureuse… Je me rends compte que je ne vais jamais vers des hommes disponible­s. Toujours vers ceux voués à leur carrière par exemple. Chez mon psy, j’ai compris que je répétais la recherche d’hommes qui ne tenteront pas de m’imposer une vie de couple. Au fond, j’assimile toujours le mariage à un piège. Aujourd’hui, je vois peu mes parents, mais n’ai pas rompu les ponts, même si je ne leur ai jamais pardonné. Moins rigides, ils n’ont plus rien à voir avec ceux qu’ils étaient quand j’avais 18 ans. D’ailleurs, ma mère me met mal à l’aise, car elle essaie d’imposer une complicité inédite avec nous, ses filles. Comme si elle avait compris, peutêtre grâce à des émissions, des films, le mal qu’elle nous avait fait. Mais sans avoir jamais exprimé le moindre regret ni demandé pardon. Il est trop tard pour jouer les mère-filles copines !

Comme je suis celle qui a réussi, et mieux que mes frères, je remplis mes obligation­s de secours, sans affection. Ainsi, j’ai veillé à ce qu’ils soient au plus vite vaccinés contre le Covid. Pour comprendre ce qu’ils m’ont fait, j’essaie d’analyser le passé avec un oeil dépassionn­é, sociologiq­ue. Et comment une mère, elle-même victime d’un mariage forcé, a pu trouver normal de nous infliger la même chose.»

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