Marie Claire

Avant minuit avec Irène Jacob

- Par Catherine Castro Photos Paloma Pineda

À l’aube des années 90, la comédienne a illuminé le cinéma, puis s’est faite plus discrète, préférant déployer ses talents au théâtre. Elle réapparaît sur scène (et en ligne) avec Où es-tu ?, spectacle poétique (1) créé avec la chanteuse Keren Ann et invitation au voyage en temps de Covid. L’occasion de sonder l’âme délicate de cette étoile que la nuit continue de faire briller.

Dix heures du soir au printemps, un immeuble modeste dans une petite rue pavée de Montmartre. Au nord le Sacré-Coeur, à l’ouest les toits de zinc de la butte, autour la nuit claire et, tout en haut, Irène Jacob. Femme menue, actrice ardente, elle avance son sourire mythique sur le palier pour accueillir cinq étages bien raides d’essoufflem­ent. Hospitaliè­re. Dans la cuisine encore vivante du dîner terminé, Jérôme Kircher, son mari, comédien, vient checker et sort de scène. L’actrice : «Champagne? Il est tard et vous travaillez!» OK. Elégante. Tard, tôt, ces jours-ci, plus personne ne sait très bien où il en est, Irène Jacob et Keren Ann en ont d’ailleurs fait un spectacle poétique et musical, visible en ligne sur le site de la Maison de la Poésie et avant répété à Sète, au théâtre Molière occupé. Elle nous guide par un petit escalier qui mène dans un grand salon sous les toits, on se croirait dans une maison. Il y a une cheminée où un fagot attend les nuits froides et une petite terrasse prête pour la saison des beaux jours, c’est là qu’on s’installe, autour d’une grande table de bois, sous les étoiles.

L’ÉTÉ, ELLE ADORE PASSER DES NUITS À LA BELLE ÉTOILE justement : «On le fait beaucoup avec les enfants, ici ou ailleurs, on sort les matelas et on les laisse dehors pendant une semaine. » En temps normal, l’univers d’Irène Jacob s’organise autour de sa famille, ses deux fils de 16 et 20 ans au centre, et de ses rôles, principale­ment au théâtre. Prix d’interpréta­tion à Cannes à 24 ans pour La double vie de Véronique de Krzysztof Kieslowski, l’actrice a traversé le cinéma sans vraiment s’y installer, malgré des débuts engageants

avec Jacques Rivette, Louis Malle, Michelange­lo Antonioni ou Wim Wenders. C’est au théâtre qu’elle s’est déployée, avec rareté et discrétion. Régulièrem­ent, elle apparaît, illumine la culture, repart, revient, comme une étoile filante. Elle a grandi à Genève parmi les physiciens du Cern (organisati­on européenne pour la recherche nucléaire), fille d’un grand chercheur en physique quantique. Quand enfant elle lui demandait ce qu’il faisait comme travail, son père répondait: «Je travaille avec l’invisible.» En 2019, elle a publié Big bang (2), très beau roman sur la mort de ce père adoré et la naissance, à la même époque, de son deuxième enfant. «J’ai attrapé la physique quantique d’une façon émotionnel­le. Et il y a une loi simple et extraordin­aire: les mêmes lois régissent l’infiniment petit et l’infiniment grand. Ça veut dire que lorsque je regarde le ciel, très, très loin, je vois quelque chose qui me ressemble. Dans l’intime, il se passe la même chose. Plus on est intime, plus on est personnel, plus on va toucher le plus grand nombre. »

Elle IRÈNE JACOB EST FORTE EN POÉTIQUE DE L’EXISTENCE. s’échappe, les yeux tournés vers le ciel étoilé, revient sur terre, en butant sur ses phrases et ses pensées, traversée d’émotions. Elle navigue parmi ses souvenirs de nuits mémorables, celle inoubliabl­e à la maternité, son premier accoucheme­nt, ou des heures passées à écrire une lettre d’amour «en la changeant, la corrigeant, très excitée en la relisant, devrais-je l’envoyer?» Elle se souvient de son adolescenc­e, assez sage. « Mes nuits à 15 ans, les premières où j’ai fugué le soir, en Bretagne, tout un été avec une amie. Ma grand-mère nous gardait, on rentrait à minuit, puis on se relevait et on rejoignait nos copains, sur la plage. On faisait un feu, on avait besoin de rien sauf d’être là, à fumer des cigarettes, jouer de la musique. Ce sentiment extraordin­aire quand on est ado de sentir que la nuit nous appartient, qu’on est une bande, les premiers baisers. Seule la nuit pouvait nous donner cette sensation de liberté.» Elle adore danser, être la première sur la piste : «C’est une façon de célébrer la fête, de dire : “Je suis heureuse d’être là.” Danser, c’est presque la politesse de la joie. Danser avec un inconnu, trouver qu’il danse super bien et partir sans même lui avoir demandé son prénom. » Pendant le confinemen­t, elle a posté une vidéo d’elle bougeant sur Résiste de France Gall dans la cuisine avec son fils, comme une ado. « On ne va pas attendre la grande fête.» Elle est comme ça, Irène Jacob, elle éclaire l’obscur. Souvent, avant de jouer, elle danse sur le plateau. « Avant La maladie de la mort, de Marguerite Duras, une pièce très sombre, j’écoutais France Gall. J’avais besoin de me remplir de l’énergie de la joie pour raconter le sombre.» Une façon de ne pas devenir trop sérieuse parce qu’on raconte quelque chose de triste. Avant Où es-tu? elle a dansé sur Vie Varda de Vincent Delerm: « Pour écouter un ami. Quand on prépare une fête, on met de la musique, on commence la fête avant que les gens arrivent, c’est pareil. Une façon de sortir de ma réserve et de ma timidité.»

quand elle arrive tard ELLE PARLE DU TRAC QUI LA PREND la nuit dans un hôtel. «Il faut apprivoise­r la nuit.» Dans ses voyages, elle emporte un vêtement de son amoureux. Elle a fait une analyse et tout le temps de la thérapie, elle notait ses rêves. « Les rêves osent beaucoup de choses. Et c’est peut-être ça, la nuit: oser. Oser mettre un disque de Billie Holiday, se laisser prendre par le blues et se sentir vivante. Si on est vivant, peu importe qu’on soit gai ou triste, on sait qu’on est là.» Elle aime la nuit parce qu’elle exacerbe tout, qu’elle est un espace qui offre la possibilit­é d’être touché. Elle évoque ses fantômes avec gratitude: «Les fantômes, c’est tout ce par quoi on est passé, tous les gens qu’on a aimés et rencontrés, tout ce qui, lorsque le jour est là, n’a pas vraiment sa place. Et quand vient le soir, le silence, il y a une place pour venir.» Le soir maintenant, elle prend un taxi ou un Vélib. Mais longtemps, elle a pris le dernier métro. « Je faisais mes italiennes. Comme ça, j’avais l’air de parler toute seule, ça faisait peur aux gens, ils ne m’abordaient pas.» Faire ses italiennes ? «Oui, c’est un truc d’acteur. Se dire un texte qu’on est en train d’apprendre à haute voix, sans y mettre le ton, sans ponctuatio­n.» Elle embraye : «Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage prennent des albatros, vastes oiseaux des mers qui suivent, indolents compagnons de voyage, le navire… » Sans prévenir, Baudelaire s’est invité dans cette nuit. « Dans les couloirs de certains hôtels, je ne me suis pas toujours sentie en sécurité. Alors je fais semblant de téléphoner… Seule une femme peut ressentir ça et aussi ceux qui vivent sous des tentes dans la ville. Ce sont des nuits avec la peur, le froid, cette injustice-là, de ne pas avoir de toit, ne devrait pas exister dans un pays comme le nôtre. C’est une peur inimaginab­le, on ne peut rien laisser derrière soi.» Quand tant d’actrices et d’acteurs mènent une vie hors sol, Irène Jacob est en prise avec le réel. «La nuit exacerbe ce que l’on vit. Si l’on est seul ou vulnérable, on est encore plus seul et vulnérable, si on est heureux, on l’est encore plus. Quand les jours se réchauffen­t, on a l’impression qu’il y a déjà un peu plus d’égalité.»

1. Où es-tu? avec la chorégraph­e Joëlle Bouvier, sur la chaîne YouTube de la Maison de la Poésie – Scène littéraire (youtube.com/watch?v=1LLYMFlVyu­Y). 2. Éd. Albin Michel.

“Les fantômes, c’est tout ce par quoi on est passé, tous les gens qu’on a aimés et rencontrés, tout ce qui, lorsque le jour est là, n’a pas vraiment sa place. Et quand vient le soir, le silence, il y a une place pour venir.”

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