La mode sur commande
Les jeunes griffes sont de plus en plus nombreuses à ne lancer la production de leurs pièces qu’à partir du moment où les client·es les ont commandées. Une petite révolution dans le secteur de la mode, et un modèle dont les nombreuses vertus écologiques et économiques inspirent déjà des marques plus traditionnelles. Et nous aussi!
«Produire juste ce qu’il faut, comme il faut, pour ne pas envahir la planète de stocks inutiles. » En une phrase, Mister K. résume sa démarche, à contre-courant de la fast fashion. Fondée il y a trois ans par Charlotte Husson, la marque ne fonctionne plus qu’en précommande depuis avril 2020. Chaque mois, elle crée un vestiaire d’une dizaine de pièces, lance les prototypes, les photographie. Les clientes ont ensuite dix jours pour faire leurs réservations, puis débute la confection. Les vêtements arrivent chez elles deux mois plus tard. Un temps qui peut paraître long à l’ère des livraisons express, mais qui remet «la patience au service du savoir-faire», rappelle avec pédagogie le site de la griffe. Elle n’est pas la seule à avoir adopté le système de la précommande. La première marque à s’y être essayée dans la mode est Gustin. Son fondateur, l’Américain Josh Gustin, vend des jeans masculins depuis plusieurs années lorsqu’il décide de changer de modèle, en 2013. « J’avais fini par détester la structure de cette industrie, explique-t-il au magazine Forbes. Mes produits étaient chers, je ne pouvais pas parler directement au consommateur, je devais deviner un an à l’avance ce que les gens voudraient porter et ma trésorerie était en dents de scie. » À la place, il s’appuie sur le crowdfunding et se lance dans une approche à la demande : ses jeans sont vendus sur la plateforme Kickstarter à un prix deux fois moins élevé, car sans intermédiaire. Le succès, immédiat, valide le procédé.
UN SYSTÈME EN PHASE AVEC L’ÉCOLOGIE
En France, le pionnier, la marque masculine Asphalte, naît en 2016, suivie de Patine, Mister K., Réuni et quelques autres. Des marques moins récentes comme Make
My Lemonade et Heimstone proposent aussi des modèles en précommande. Il faut dire que ce système innovant cumule les avantages. En phase avec l’écologie, il met fin à la surproduction et favorise un mode de consommation raisonnable, l’attente freinant les achats d’impulsion. Et offre à la fois le plaisir de soutenir la jeune création et un rapport qualité-prix optimal. Adrien Garcia, cofondateur de Réuni, en témoigne : «L’été dernier, nous avons lancé notre cardigan, tricoté dans une laine mérinos certifiée Global Organic Textil Standard (GOTS). Les clientes ont perçu notre exigence, nous en avons vendu 1 250 en pleine canicule. » Pour la marque, le modèle fait l’effet d’un ballon d’oxygène. «Ne pas avoir de stocks libère l’esprit et la trésorerie», résume Emmanuelle de Mazières, planneuse stratégique chez Peclers. Traditionnellement, une marque doit faire fabriquer à ses frais des produits qu’elle n’est pas sûre de vendre. La précommande lui assure un chiffre d’affaires sans risque d’invendus ou de rupture de stock. «Avec l’ancien système, il fallait compter cinq ans pour espérer commencer à gagner de l’argent, abonde Adrien Garcia. Avec Réuni, nous en avons gagné dès le départ. » Sans avoir besoin de suivre le calendrier des collections, ni de rendre des comptes à des revendeurs ou des investisseurs. Seule la relation à la cliente est importante.
DES VÊTEMENTS CONÇUS SUR QUESTIONNAIRE Cette relation est si forte qu’Asphalte, Réuni et Patine vont jusqu’à cocréer chaque produit avec leur communauté à l’aide de questionnaires. Une démarche longue et ardue qui séduit les amateur·rices d’intemporels. Mais proposer chacun sa version de «la chemise parfaite» ne risque-t-il pas de lasser le public? Pour William Hauvette, fondateur d’Asphalte, la réponse est non. « Les gens qui s’habillent de manière classique constituent 90 % du marché du vêtement. Ce marché a toujours été concurrentiel, mais il est énorme et c’est lui qui doit changer. Notre volonté, c’est que les gens achètent moins de fast fashion, un système qui était révolutionnaire dans sa démocratisation de la mode il y a vingt ans, mais dépassé aujourd’hui. » Emmanuelle de Mazières est tout aussi confiante: « Un bon basique reste compliqué à trouver. Qui ne recherche pas le jean qui correspondra à la fois à la tendance et à sa morphologie?» Charlotte Husson a toutefois conscience des limites d’un tel positionnement. « Les femmes sont trop désireuses de changements pour n’avoir que des essentiels », analyse-telle. C’est la raison pour laquelle Mister K. propose dix pièces à la fois plutôt qu’une seule et que les collections comportent de plus en plus d’imprimés et de tissus singuliers. « La montée de la créativité va être intéressante, se réjouit Emmanuelle de Mazières, qui croit beaucoup à un renouvellement des jeunes griffes portées par un tel système. Une direction artistique forte apporte une valeur ajoutée au vêtement et la production en édition limitée cultive la rareté. C’est le futur des DNVB (Digital Native Vertical Brands, ndlr). » Selon le site spécialisé Business of Fashion, plus de 60 % des cinq cents créateurs du site Not Just A Label (notjustalabel.com), référence de la mode indépendante, proposent déjà la précommande. Ce fonctionnement n’en demeure pas moins risqué. Au début, il faut réussir à convaincre des ateliers de produire en petites quantités. Fanny Boucher a fondé en 2019 sa marque de bijoux, Bangla Begum. En dépit d’un solide carnet d’adresses, elle n’en menait pas large lorsqu’elle s’est mise en quête d’artisans. « L’humain compte beaucoup. J’ai tissé des liens forts avec ceux qui ont accepté de me suivre. C’est un nouveau système pour eux aussi », souligne-t-elle. Il faut également faire face aux retards de production et accepter de tout remettre en jeu à chaque nouveau produit.
Pour parer à ces aléas, une forte communauté de fans se révèle impérative. Toutes les marques concernées entretiennent avec elle une relation étroite et authentique. Cet accent mis sur l’humain a un prix : instaurer un dialogue continu, raconter en détail le processus de fabrication, choisir des mannequins « normaux », faire des photos accrocheuses mais naturelles… Tout cela prend du temps et exige une communication claire. « Même les marques les plus créatives, qui ne sont pas attendues sur une consultation en amont, doivent nourrir une relation puissante et fusionnelle avec leurs clientes. La créatrice doit être perçue comme une amie, à la manière de Simon Porte Jacquemus ou d’Emily Weiss chez Glossier », décrypte Emmanuelle de Mazières.
UNE ÉTHIQUE DE L’ÉQUILIBRE
Ces nouveaux acteur·trices ont-ils l’ambition de conquérir le monde ? « Pour le moment, notre but est de rester trois, tempère Adrien Garcia, qui a cofondé Réuni avec son frère Julien et sa fiancée Alice Bailly. Nous voulons faire bouger les lignes, mais après nos expériences dans le luxe, nous tenons aussi à notre équilibre. Nos journées se terminent à 18 h 30. »
William Hauvette, lui, ne s’en cache pas : pour Asphalte, il voit grand. « La révolution dans la mode va être portée par de gros acteurs. Nous avons envie d’en faire partie. Notre but n’est pas de grossir pour gagner plein d’argent mais d’être le modèle gagnant. Ça passe par une taille d’entreprise. Si tout le monde parle de Patagonia (la marque de vêtements la plus écoresponsable du secteur de la mode), c’est parce que c’est une entreprise mondiale qui fait un milliard de dollars de chiffre d’affaires. »
Charlotte Husson voit les choses autrement. À ses yeux, mode éthique et gigantisme sont incompatibles. « Nos clientes ont envie de continuer de se sentir uniques », rappelle-t-elle. Précommande après précommande.
“Une direction artistique forte apporte une valeur ajoutée au vêtement et la production en édition limitée cultive la rareté.”
Emmanuelle de Mazières, planneuse stratégique chez Peclers