Nos seins, vraiment libres, enfin ?
La crise sanitaire et la place que les questions féministes ont conquise dans le débat public ont-elles impacté la façon dont nous les regardons, dont nous en prenons soin et les habillons? L’envie de les exposer ou d’en modifier l’apparence a-t-elle, elle aussi, évolué? Réponses de nos experts.
ont permis aux LES CONFINEMENTS ET LE TÉLÉTRAVAIL femmes de lâcher certaines routines esthétiques et d’être plus libres dans leur façon de se vêtir. Débarrassées des regards, elles ont pu faire le choix de ce qui leur convient à elles et, notamment, d’enfiler ou pas un soutien-gorge. Selon une enquête publiée par l’Ifop en juillet 2020, 7 % des femmes ne portaient plus de soutien-gorge en juin 2020, contre 3 % avant le confinement. Chez les moins de 25 ans, elles étaient 18 %, contre 4 % avant le confinement. « Si le “no bra” n’est pas la seule pratique corporelle à avoir été dopée par le confinement (…), elle a le mérite de mettre en lumière les limites de la liberté vestimentaire des femmes dans une société où l’hyper-sexualisation des poitrines féminines les surexpose encore à des formes de harcèlement ou de “rappels à l’ordre” », commente François Kraus, directeur du pôle « Genre, sexualités et santé sexuelle» de l’Ifop. Le confinement a clairement accéléré un mouvement de libération des seins, déjà amorcé par le « tournant génital du féminisme », selon les termes de Camille Froidevaux-Metterie, philosophe féministe et professeure de sciences politiques, auteure de Seins. En quête d’une libération (1) : « On vit un moment assez crucial où à peu près toutes les problématiques corporelles sont réinvesties par les femmes : règles, violences sexuelles, post-partum, fausse couche, ainsi que la question de l’apparence. » Cette dynamique explique que ce soit surtout les jeunes, les plus sensibilisées à ces questions féministes de réappropriation du corps, qui délaissent aujourd’hui le soutien-gorge. Une étude publiée en 2013 par le Pr Jean-Denis Rouillon semble leur donner raison. Ce médecin du sport et professeur à l’université de Franche-Comté a observé pendant quinze ans la poitrine « libre » de trois cent vingt femmes. Leurs seins n’en étaient pas plus affaissés, bien au contraire, ils semblaient même raffermis. Il faisait à l’époque cette hypothèse : « Si la femme met un soutien-gorge dès l’apparition de ses seins, l’appareil suspenseur (situé sur le haut du corps) ne travaille pas correctement et ses tissus de suspension se distendent. » Il ajoutait cependant qu’il s’agissait de résultats préliminaires ne valant pas forcément pour l’ensemble des femmes.
L’ESSOR DU “SLOW BRA”
Parce qu’on ne se débarrasse pas comme ça d’années d’habitudes et qu’on peut tout simplement aimer le porter, toutes les femmes n’ont pas laissé tomber leur soutien-gorge. La période a cependant impacté
leurs choix en matière de lingerie. « Les ventes de “slow bra” se sont accélérées. Ce sont les matières seconde peau, les sans coutures, sans armatures. Les modèles hybrides entre la brassière et le soutien-gorge connaissent également un vrai succès. Cette quête de confort n’a pas tué l’envie de séduction mais c’est une séduction pour soi qui émerge », constate Natacha Jacquier-Laforge, directrice artistique Chantelle, Femilet, Passionata et Chantal Thomass. Progressivement, les frontières entre l’aspect confortable et l’atout esthétique se brouillent. Les modèles en dentelle épousent de plus en plus les formes sans les contraindre, tandis que les gammes seconde peau gagnent en désirabilité grâce au travail des matières et des coupes, mais aussi des campagnes publicitaires comme celles de Soft Stretch de Chantelle, qui changent la perception que l’on s’en fait. La bonne nouvelle, c’est que cette évolution ne concerne pas juste les petits bonnets. « Le port du triangle, qui offre un aspect de poitrine naturelle, se généralise à tous les types de seins », souligne Natacha Jacquier-Laforge. Les avancées technologiques et la bonne volonté des marques permettent de concevoir des soutiens-gorges sans armature, légers mais avec
“Les ventes de “slow bra” se sont accélérées. Ce sont les matières seconde peau, les sans coutures, sans armatures. Cette quête de confort n’a pas tué l’envie de séduction mais c’est une séduction pour soi qui émerge.”
Natacha Jacquier-Laforge, directrice artistique Chantelle, Femilet, Passionata et Chantal Thomass.
un solide maintien. « On arrive à la fin d’une longue séquence de recorsétisation du corps des femmes commencée au tournant des années 90 avec l’invention du push-up », rappelle Camille Froidevaux-Metterie. Les soutiens-gorges avec armatures et à effet coqué sont alors devenus la norme, imposant des seins tous formatés sur le même modèle.
LES MONTRER OU PAS
Mais ne plus porter de soutien-gorge dans l’espace public et au travail est-il vraiment envisageable ? « Cela implique deux choses compliquées à assumer : la chair mouvante des seins et la visibilité des tétons à travers le vêtement», résume Camille Froidevaux-Metterie. Sur les réseaux sociaux, ce n’est d’ailleurs pas la visibilité des seins qui pose problème mais celle des tétons, qui doivent être pixélisés. « Le téton condense les deux fonctions des seins, sexuelle et maternelle, poursuit la philosophe. On considère qu’en tant qu’organe sexuel, on ne peut le montrer. Le téton maternel n’est pas tellement mieux traité, allaiter publiquement n’est pas très bien vu. Cela dit bien que les tétons des femmes ne leur appartiennent pas, ils sont à la disposition des bébés et des hommes, ce n’est donc pas à elles de décider de les montrer ou pas. » Avec l’été qui approche, les seins vont-ils quand même se remontrer sur les plages ? Les mois de confinement et de repli sur soi vont-ils conduire à une envie d’exposition ou au contraire auront-ils renforcé une certaine pudeur ? « Je ne crois pas que lon assiste à un grand changement mais cela n’a, pour moi, rien à voir avec la pudeur. Il est encore compliqué pour les femmes qui n’ont pas une
paire de seins jugée parfaite d’assumer les regards et, surtout, je n’ai pas l’impression qu’elles aient si envie que cela de l’exposer », commente Camille Froidevaux-Metterie. D’un point de vue médical, préserver cette zone sensible des rayons UV est plutôt une bonne chose.
LA NÉOLIBÉRALISATION DES CORPS
On pourrait imaginer que la décorsétisation des seins s’accompagne d’un désintérêt pour les faux. On en est très loin. La première intervention de chirurgie esthétique dans le monde et en France était encore en 2019 l’augmentation mammaire et 2020 ne devrait pas avoir bousculé le classement. « Les conditions ne sont pas encore réunies pour que les femmes qui souffrent de ne pas aimer leurs seins s’épargnent la chirurgie, estime Camille Froidevaux-Metterie. Les diktats esthétiques se renouvellent sans cesse et nous vivons avec l’idée néolibérale qu’un individu est capable de construire sa propre existence et son propre corps. Je ne jette pas la pierre à celles qui y ont recours. Chacune entretient avec son corps un rapport très personnel, notamment lié aux injonctions et remarques subies depuis son enfance. » Pour certaines, l’opération permet en effet bien plus que de gagner des bonnets : elle offre un apaisement et une profonde transformation de leur être. Et cela vaut aussi pour celles qui se font opérer pour réduire leur poitrine. Lorsque l’envie est très forte de se lancer, il est essentiel de se poser la question : «Le fait-on vraiment pour soi ou se sent-on obligée à cause de l’âge, de son mec, de l’image que l’on veut donner dans son travail ? » conseille Isabelle Sansonetti, auteure de J’y vais, j’y vais pas ? Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la médecine et la chirurgie esthétiques (2). La deuxième étape est de choisir la taille de ses seins et là encore, un peu d’introspection est nécessaire. « Il faut s’interroger sur ce que l’on veut vraiment, un léger volume en plus qui se remarquera à peine mais permettra de se sentir plus en accord avec soi-même, ou assume-t-on qu’avec des prothèses plus importantes, on nous regarde dans les seins? Il faut y être préparée. Va-t-on se reconnaître dans ce nouveau corps et assumer le regard des autres sur soi ? » poursuit l’auteure. Côté pratique, il est important aussi de savoir que comme toute opération chirurgicale, la pose de prothèses n’est pas sans risque. «C’est un corps étranger, le corps se défend en formant une coque autour, dans certains cas, elle peut devenir très dure et poser des problèmes. Il faut aussi savoir qu’à partir d’un certain nombre d’années (entre dix et quinze), il faudra en changer donc se faire réopérer », rappelle enfin Isabelle Sansonetti. Pour celles qui cherchent une augmentation légère, d’un bonnet, une autre technique chirurgicale est de plus en plus utilisée : le lipofilling. On prélève de la graisse là où il y en a, dans les fesses ou les cuisses, par exemple, et on l’injecte dans les seins.
DÉCOMPLEXIFIER SES COMPLEXES
En cabinet esthétique, on ne peut rien faire pour le volume mais en combinant peeling superficiel, mésolift et lumière intense pulsée, on arrive à légèrement déplisser et unifier un décolleté qui complexe car très marqué. Pour prendre soin au quotidien de la beauté de ses seins, à tout âge et quel que soit leur volume, la meilleure chose que l’on puisse faire, c’est de se tenir droite. « Avec une posture redressée, des épaules bien ouvertes, les seins sont mis en valeur. Pour cela, avoir des muscles dorsaux toniques aide », souligne la coach Lucile Woodward. Un conseil d’autant plus vrai lorsqu’on travaille courbée toute la journée devant un ordinateur. Pour muscler son dos, la natation, les postures arrière au yoga et les exercices dits de « tirage horizontal» ou «oiseau avec haltères» sont parfaits. En ouvrant le haut du corps, ils n’ont pas qu’un effet esthétique, ils permettent aussi de mieux respirer. Côté soins, on peut tout simplement hydrater sa peau, sans appliquer les produits sur les mamelons, trop perméables. Mais l’avancée qui permettrait enfin aux femmes, et notamment aux jeunes filles dont le corps se transforme, d’aimer vraiment leur morphologie serait l’acceptation de la diversité des seins.
1. Éd. Anamosa. 2. Éd. JC Lattès.