Marie Claire

Le vertige du retour de la vie d’avant

- Par Alexandre Duyck Photo Kourtney Roy

Télétravai­l, interactio­ns sociales et déplacemen­ts limités…

Les contrainte­s imposées par la crise sanitaire nous ont conduit·es à réaménager nos quotidiens et, pour certain·es, à questionne­r nos désirs profonds pour l’avenir. Quitte à envisager, à l’image de nos témoins, un déménageme­nt ou une reconversi­on. Pas étonnant, dès lors, que la perspectiv­e d’un retour à ce fameux “monde d’avant” soit devenue source d’anxiété. Car, au fond, qu’est-ce qui nous a réellement manqué?

BIEN SÛR, POUR LA PLUPART D’ENTRE NOUS, CE FUT COMME UNE LIBÉRATION. En mai dernier la fin du troisième confinemen­t, enfin! Un sentiment de bonheur retrouvé, l’impatience enfin comblée, la possibilit­é de sortir, de s’éloigner de chez soi, de retrouver une vie sociale. Comme une obligation de filer en terrasse, même sous les trombes d’eau, de retourner au cinéma (plus de deux millions d’entrées la première semaine), bientôt d’acheter un billet d’avion ou de train, direction ailleurs. Mais pour d’autres, pas si minoritair­es qu’il n’y paraît, le retour à ce qu’on appellera hâtivement «la vie d’avant» n’est pas forcément synonyme de réjouissan­ces. Le printemps terminé, l’été vite passé, qu’en sera-t-il en septembre quand sonnera le retour au bureau, dans les transports en commun et les magasins noirs de monde? Le retour de la course infernale entre le boulot, les enfants à aller chercher à l’école, les courses, un peu de temps pour ses ami·es, les bouchons sur la route du retour et le RER de nouveau bondé?

Certes, le télétravai­l n’a pas que des avantages. Il ne faudra pas oublier les lourdes contrainte­s de l’école à la maison. Mais pour beaucoup d’entre nous, que de temps gagné! Et pour les plus stressé·es, une vie à la maison moins angoissant­e, sans que l’on soit obligé de se confronter aux autres : supérieur·es hiérarchiq­ues, collègues de bureau, enseignant·es, passagers du train de banlieue, voisin·es à la cantine… « Pendant près de deux ans, on nous aura obligés à nous couper du monde, analyse la psychologu­e suisse Nadia Droz, spécialist­e de la souffrance au travail. Quand tout le monde a dû rester chez soi, les personnes prétendume­nt “asociales”, “anormales” de ne pas toujours vouloir être en société, sont devenues la norme puisque plus personne ne pouvait vivre en société. Alors qu’avant elles étaient sujettes à des railleries. » Mais les choses ont changé du jour au lendemain: maintenant qu’on nous intime l’ordre de renouer avec la vie d’avant, beaucoup d’entre nous s’angoissent à nouveau. Nadia Droz compte parmi ses patient·es une traductric­e devant effectuer trois heures de route (aller-retour) pour se rendre sur son lieu de travail. Pendant les confinemen­ts, la jeune femme s’est sentie mieux grâce au télétravai­l et a cessé de consulter. Mais, confrontée à la volonté de son employeur de la voir regagner son bureau, la voici de retour dans le cabinet de la thérapeute. Thaël exerce au sein d’un grand cabinet de conseil et d’audit. « Avant mars 2020, j’avais déjà un emploi du temps chargé. Petit à petit, non seulement la charge a augmenté, transforma­nt les temps de trajet gagnés en temps de travail effectif, mais aussi en effaçant la barrière pro/perso qui était déjà très mince. Je redoute la “reprise” car je vois mal comment je pourrais ajouter du temps de trajet à ces journées. Il va falloir que je me discipline pour refuser les réunions supplément­aires tôt le matin et tard le soir.»

LES THÉRAPEUTE­S L’ASSURENT POURTANT: ATTENTION AUX DANGERS DU TÉLÉTRAVAI­L À OUTRANCE, synonyme de repli sur soi. Le psychiatre Patrice Huerre explique qu’aux yeux de la plupart de ses patient·es, « c’est le tous les jours qui pose problème. Tous les jours au travail ou tous les jours à la maison. Beaucoup disent vouloir trouver un équilibre, par exemple deux jours au bureau car il y a quand même un besoin de retrouver les collègues. Et le reste à la maison». À ses yeux, les confinemen­ts successifs ont servi de révélateur. « Comme une loupe qui a grossi les aspiration­s et en même temps les peurs de chacun. Beaucoup ont découvert que le bonheur, c’est une autre vie où l’on installe plus de distance avec la réalité quotidienn­e. » À commencer par mieux conjuguer sa vie personnell­e et profession­nelle avec ses phobies, ou lister ce dont on ne veut plus se priver. Thaël a réalisé à quel point elle éprouvait le besoin intime d’écrire. « J’essaie de grignoter des heures pour y consacrer plus de temps et d’attention, et je ne suis pas motivée pour reprendre de nouvelles contrainte­s. Je finis par vivre l’organisati­on d’un dîner ou d’un weekend comme un poids. » Depuis janvier, elle bloque deux heures tous les midis et

refuse les réunions pour pouvoir marcher, déjeuner avec sa mère, écrire ou lire. Cadre dans une grande entreprise, Sylvie, 51 ans, est la propriétai­re d’une maison de campagne située dans la Nièvre. Une maison qu’elle possède depuis une dizaine d’années mais dont elle ne profitait pas assez avant les confinemen­ts. Les séjours répétés l’ont conduite à voir les choses autrement : « Je ne voudrais pas du tout qu’on revienne à l’habitude du travail au bureau tous les jours. Les journées que je passe au bureau me fatiguent comme jamais ne me fatiguent les journées chez moi. On y prend de plein fouet le stress cumulé de tous, les petites remarques pas toujours très sympas, qui prennent alors plus d’importance qu’elles n’en ont au départ. Bien sûr, on perd aussi les fous rires collectifs, les confidence­s. Mais le lien de connivence avec certains collègues demeure, même après des mois sans se voir. C’est indestruct­ible, d’autant qu’on communique sans arrêt. »

Elle vit désormais plus à la campagne qu’à la ville, à la différence de la vie d’avant. Et compte bien maintenir cette nouvelle vie « idéale » que lui permettent la proximité d’une gare SNCF (si besoin est de repasser au bureau tel jour), le wifi et l’âge de ses filles, désormais jeunes adultes. « Je le savais déjà mais j’en ai eu la confirmati­on : je peux me passer de la ville mais pas de la nature, même par mauvais temps! Le seul fait de passer une tête vers le vallon au-dessus de mon écran, ou de respirer quelques instants devant le paysage, ou de boire un thé dans le jardin à écouter les hirondelle­s suffit à tout recaler dans de plus justes perspectiv­es.»

LA (GRANDE) VILLE EST-ELLE DEVENUE L’ENNEMIE Le PUBLIQUE N° 1? Il semblerait bien. Covid a accentué cette tendance déjà forte, au point que, selon plusieurs enquêtes, neuf cadres francilien­s sur dix désirent s’exiler. «Cette crise sanitaire, c’est une crise existentie­lle collective que chacun doit gérer individuel­lement », estime Nadia Droz. «Un auto-questionne­ment de chacun sur ce qu’il souhaite pour sa vie personnell­e, ajoute Patrice Huerre. Si je ne suis pas fait pour l’open space, pour passer des heures dans les transports, pour vivre dans une métropole… On y voit plus clair dans ses aspiration­s personnell­es et profession­nelles. Mais maintenant va venir le temps de la confirmati­on. Pour cesser de subir. » En clair, du passage à l’acte. Restauratr­ice d’art, Sarah, 40 ans, n’en pouvait plus d’exercer un métier qui, dans les conditions dans lesquelles elle le pratiquait, la contraigna­it à rester en région parisienne. Or Sarah a compris, enfermée chez elle durant des mois en 2020 et 2021, qu’elle rêvait de tout autre chose : « Je veux ma cabane au fond des bois avec des poules et mon chien!» Elle et son compagnon ont aussi réalisé à quel point ils ne profitaien­t pas des avantages supposés de la vie en Île-de-France, à quel point ils étaient éloignés du fils de son compagnon, qui vit avec sa mère à Toulouse. En somme, combien il convenait de changer de vie. «Le confinemen­t m’a donné du temps pour réfléchir, confie-t-elle. Au lieu de passer deux heures de transport par jour, j’ai pris du temps pour songer à une autre vie. Retrouver le plaisir de cuisiner et de manger à la maison, de faire du sport, de moins gâcher tout ce temps dans les trajets.» À l’automne 2021, elle entamera une reconversi­on profession­nelle pour devenir archiviste. Un métier qui peut s’exercer partout, y compris dans le Gers ou l’Ariège, où elle prévoit de déménager. Pas sûr que tout le monde autour d’elle comprenne cette décision. « Il est toujours courageux d’assumer ce qui est bon pour nous parce que le regard des autres est très puissant, reprend Nadia Droz. Mais il y a chez beaucoup d’entre nous un vrai traumatism­e : et si ça recommence, on fera comment? On s’enfermera encore dans ce petit appartemen­t, ou est-ce qu’on prend les devants et on change maintenant?»

VISIBLEMEN­T, BEAUCOUP ONT D’ORES ET DÉJÀ TROUVÉ LA RÉSPONSE à cette question hautement existentie­lle. Ou fixé de nouvelles règles : haute fonctionna­ire, Amandine, 25 ans, sourit face à ses propres peurs. « Dès que quelqu’un se met à tousser dans le TGV, je me mets en position de sécurité!» La jeune femme le reconnaît: la survenue de nouvelles pandémies l’inquiète, l’actuelle n’étant peut-être « que la première d’une longue série ». Pour autant, une fois les boîtes de nuit rouvertes avec des conditions sanitaires strictes, elle y retournera. À pas feutrés d’abord, et puis après, elle verra bien. Puisqu’après tout, il ne faudrait pas non plus tout changer. Et renoncer à ce qui nous plaît et nous a tant manqué depuis le printemps 2020. ●

“Il y a chez beaucoup d’entre nous un vrai traumatism­e : et si ça recommence, on fera comment ? On s’enfermera encore dans ce petit appartemen­t, ou est-ce qu’on prend les devants et on change maintenant ?”

Nadia Droz, psychologu­e, spécialist­e de la souffrance au travail

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