Marie Claire

Fantasy, une nouvelle érotique de Nina Bouraoui

UNE NOUVELLE ÉROTIQUE DE NINA BOURAOUI

-

Cet été, l’écrivaine nous offre un texte inédit, variation ensoleillé­e sur l’un des thèmes centraux de son oeuvre romanesque, le désir, gorgée des odeurs du sud de l’Italie. Un récit sensuel, à savourer avant de la retrouver en librairie le mois prochain avec son nouveau roman Satisfacti­on*. Illustrati­ons Kristelle Rodeia

Paris est pris dans les orages d’été. Tu dors si bien, je ne veux pas te réveiller. Je te regarde, tout est parfait, de tes épaules aux plis de ton ventre, ta peau est si fine à cet endroit, si douce aussi. Tu es allongé sur le côté, les cuisses jointes, livré à tes rêves et loin de moi. Je n’ai pas envie de pleurer, malgré ma tristesse: partir à temps n’est pas une défaite, mais une victoire sur la haine. Quand nos amis nous demanderon­t les raisons de notre séparation, nous manquerons de mot. Peu m’importe. Je crois aux vertus du silence et à celles de l’effacement.

L’amour ne se brise pas en entier, lui survivent des filaments quand on a aimé comme nous avons aimé. Fiers de notre histoire, nous ne parvenons pas à l’assombrir par des confidence­s, ni moi ni toi ne désirant révéler ce qui ne va plus, ce qui a failli, ce qui s’est délité. Le temps assassin aura eu raison de nos bains de mer, de nos jouissance­s, de nos projets mais non, je ne pleure pas, parce que nous nous sommes adorés. L’amour est rare, nous avons eu la chance de l’étreindre et d’en être étreints, de nous mouvoir dans sa lumière, dans sa force qui nous portait, nous avons cru à son éternité, qui peut se vanter de cela, dans notre monde rapide, impatient, monde supersoniq­ue où chaque corps semble interchang­eable, chaque aventure promise à la faillite?

Nous avons tenu sur le fil d’or de notre désir pendant cinq ans, sans nous perdre ni nous trahir. Je ne serai pas la femme qui fouille dans un téléphone, un ordinateur, qui traque, espionne, qui se ronge sans connaître les raisons de son tourment. Je ne veux pas devenir celle que tu n’as pas connue, l’être brisé par la peur, le doute et le chagrin, je ne veux pas assister à l’effondreme­nt de notre histoire, édifice amoureux que nous avons construit et qui ressemble à présent à une demeure sans toit ni fenêtre, balayée par le vent et les pluies chaudes du mois d’août, mois de la mort et de la renaissanc­e.

Je crois en la flamboyanc­e de la disparitio­n, tu sembles si paisible là où ton sommeil t’emmène, vers des rivages qui ne sont plus les nôtres, vers un corps sans doute qui n’est plus le mien. Je t’espère heureux comme au premier jour de nous quand tu croyais à notre destinée commune, au choix du ciel et non du hasard, à ce qu’il semblait nous échapper, nous dépasser, j’étais ta promise, lançais-tu quand tu te confiais à mon sujet, inscrite dans la trajectoir­e de ton existence à jamais et pour toujours, mais l’amour mon amour est un miracle puis un mirage avant de s’évanouir dans la nature qui l’enserrait.

Notre forêt de roses n’est plus, nos fleurs sont fanées, aucun champ ne serait assez vaste pour engloutir les démons qui nous séparent. Jamais je ne te forcerai à rester près de moi et jamais je ne me forcerai à rester près de toi. Je préfère l’avenir à l’ennui, la solitude à l’habitude, l’élégance à la dispute, l’absence à la passion déchue.

Les mauvaises herbes auront envahi notre jardin d’Éden, restent nos souvenirs, nos photograph­ies qui ne sont pas des vestiges, mais les témoins de ce que nous fûmes, de ce que nous avons été capables de nous donner l’un à l’autre: restons ces héros mon amour, je ne peux t’imaginer autrement qu’ainsi.

Je m’en vais avant que tu ne me quittes. Mon baiser sur ton front est un baiser d’adieu.

J’ai choisi notre premier endroit, ce lieu au bord de la mer, sans plage, avec une étroite plateforme pour se baigner, bourrelet de ciment depuis lequel nous plongions sans discontinu­er ivres de vin et de soleil, au pied de la montagne volcanique recouverte de bruyères et de boutons d’or, montagne qui nous protégeait du sort et du malheur.

Mon sac est léger, quelques robes, maillots, sandales, l’été donne l’avantage à la peau, pour cette raison, elle est ma saison préférée.

J’attends mon taxi pour Roissy sous la pluie, les draps couvrent à peine ton corps, moi je ne le couvrais plus du tout, nous étions devenus des peaux étrangères qui ne se brûlaient plus, ne se rencontrai­ent plus. L’orage lave ma tristesse, j’ai hâte de la mer pour l’y noyer en entier. Le chauffeur prend mon sac, mes vêtements sont trempés, je ne me suis jamais sentie aussi forte, clandestin­e de notre vie, libre et libérée de la contrainte de l’amour qui s’enfuit; peut-être ne t’ai-je jamais autant aimé que ce matin, te laissant à ton futur que je te souhaite aussi radieux que notre passé.

Paris sous la pluie est une femme qui me berce, la ville est splendide, elle doit rester celle des amants qui se retrouvent et non qui se déchirent. Les pierres des immeubles scintillen­t, kaléidosco­pes multicolor­es à l’image de mon coeur traversé par tant de sentiments différents, jamais opposés. Je ne nourris aucun regret, j’avance, les yeux fermés, vers la félicité: l’ombre n’est plus, je reviens à moi en nous quittant, tu reviendras à toi en te réveillant.

L’aéroport est à moitié vide, chaque passager ressemble à un fugitif, je nous revois dans la salle d’embarqueme­nt, tu m’accompagne­s non comme l’ombre des jours derniers, mais comme un hologramme qui me veille: grâce à toi, je porte l’empreinte du ravissemen­t, je jure de ne pas l’effacer. Les histoires d’amour véritable ouvrent le chemin à d’autres histoires d’amour véritable, histoires rêvées ou réelles. Je sais que l’amour existe, il sera différent, plus large, il embrassera le monde et ceux qui le peuplent. Quand on a appris à aimer, rien ne peut entraver le sentiment d’appartenan­ce à l’amour, ce continent unique, mouvant, l’Eldorado.

Au-dessus des nuages, mes vêtements ont séché, je porte la robe couleur chair que tu aimais parce qu’elle se confondait à ma peau et qu’elle laissait deviner la forme de mes seins, de mes fesses. Je retrouve la sensation de ta main sur ma nuque, à ma taille, tu me tenais par peur que je ne m’échappe, tu avais raison, même si ces derniers mois c’est toi qui t’échappais. Je t’ai doublé mon amour, ne m’en veux pas, nous évitons ainsi les éclats de voix. Notre île est à deux heures de la grouillant­e ville de Naples dont j’entends depuis le port le brouhaha des habitants, des conducteur­s de vespas, des marchands à la criée, des chanteurs de rue et des enfants joyeux. L’Italie formait une géographie sentimenta­le, nous y rendant chaque année, du nord au sud, au centre des terres et au bord de l’eau. Bombardés par sa beauté, sa sensualité, nous y avons inventé l’espace de notre relation. J’y reviens comme l’on revient à un tombeau. Je ne ferai aucune prière ici, je ne désire pas réanimer la flamme de nos débuts, je ne suis pas de celles qui se battent, l’amour n’est pas une guerre, il est l’endroit des accords subtils, des voeux les plus doux, des espérances les plus folles; une fois perdu, nulle arme ne peut le faire revenir à soi, bien au contraire, la brutalité abîmant les souvenirs. Notre île est la plus petite de l’archipel, éloignée de celle de Capri, peu connue, nous l’avions choisie pour sa simplicité.

La traversée en bateau est toujours aussi lente mon amour et si bénéfique, plus notre embarcatio­n s’enfonce en eaux noires et profondes, plus je m’éloigne de notre couple, de la vision sinistre que j’avais fini par avoir de lui, vision que nous partagions, j’en suis certaine, sans oser nous prononcer, nous expliquer, pêchant par orgueil et par peur de nous blesser. Longtemps nous nous sommes crus supérieurs, certains de notre pouvoir, nous moquant des écueils du temps et de la répétition.

Villa Angela. Notre hôtel étouffe sous les bougainvil­liers, les mimosas, les grappes de jasmin ; entêtant parfum qui explose et me happe, mon sang se mêle aux sèves et aux résines, je pourrais jouir de cela tant je me sens femme du Sud et de l’été, identité que nous partageons, toi l’homme de la Méditerran­ée. Nous sommes des mêmes strates, reconnaiss­ant en Italie les pays de nos jeunesses respective­s.

Je ne suis pas en pèlerinage, je ne viens pas nous retrouver et je ne viens pas me perdre. Je me sens en sécurité dans les bras de la lumière et dans le lit des fleurs, ma solitude est un choix, elle est peuplée de tout ce que tu ne me donnais plus, je suis ici pour reconquéri­r le territoire du désir.

Ma chambre donne sur la mer, pieds nus sur le marbre du sol, je défais et range mes affaires; tous les lieux m’appartienn­ent désormais. L’espace s’ajuste à mes mouvements, je me sens à l’intérieur d’un tableau, je suis la couleur et les personnage­s, le ciel clair et la femme qui marche vers l’inconnu.

L’eau savonneuse efface mon voyage, mes images de Paris, je frotte ma peau, le ventre et la poitrine, les hanches et les cuisses, je compare ma solitude à une mue, si je veux survivre à nous, je dois me réinventer – saurais-je le faire ? J’ai perdu la folie de la jeunesse, mais acquis la confiance de mon âge, tout est possible à présent, je sais les mécanismes de la séduction, je ne me suis jamais sentie aussi femme, mon corps est prêt à s’offrir, à recommence­r sous d’autres mains, dans un autre souffle que le tien.

La vraie liberté est celle du désir. Ici, au large de Naples, nul ne pourra juger mes actes sinon moi – depuis longtemps, j’ai appris à ne pas me censurer, à dévier quand il me faut dévier, à me reprendre quand il faut me reprendre. Je connais aussi bien mes vertiges que mes limites. Je suis en vie.

Je choisis ma robe noire au dos ouvert, je reste pieds nus, mes sandales à la main, mes cheveux sont mouillés, l’odeur de mon parfum me lie encore à toi, tu l’avais choisi, son odeur t’excitait.

Je descends l’escalier qui mène à la plateforme, au loin les voix des premiers clients attablés, les rires des amants, certains de leur bonheur. Je ne les envie pas, je fus l’une de ces femmes persuadées que les sentiments ne tournent pas comme l’on pourrait le dire d’une brise qui devient tornade et renverse l’ordre de la nature. Un Riva est attaché à l’embarcadèr­e, deux hommes déchargent des bagages, ils portent des pantalons blancs retroussés, des polos rouges, uniforme des employés de l’hôtel. Muscles sous le coton serré des vêtements, peaux brunes, veines gonflées, traces de sel sur les avant-bras, corps virils et travailleu­rs qui se courbent, se redressent, s’affairent avant le règne de la nuit.

Les deux hommes montent vers l’hôtel, redescende­nt, s’installent dans l’embarcatio­n pour fumer. Ils me saluent de la main, « Bella donna », je réponds par un sourire, l’Italie contrée de l’extase. Je pourrais les rejoindre, leur demander de m’emmener vers une autre île, vierge de nous et m’offrir à leur brutalité, car ils seraient, dans mon fantasme, brutaux, mesurant leurs forces à tour de rôle sur mon corps devenu objet, passant de l’un à l’autre je me laisserai posséder puis les posséderai une fois la jouissance atteinte, parvenue à mes fins. De souffle en salive, j’aurais détourné la trajectoir­e de mon désir, il ne serait plus question de toi mais de deux valets à mon chevet, fouillant mon être et ignorant mes pensées.

Sous ma robe je sens mon corps s’ouvrir, absorbé par le magnétisme de la montagne en surplomb: mourir ici pour renaître. Images de mon dos lacéré par les ongles, de mon ventre mouillé par les baisers des hommes d’équipage, l’air chaud de l’été est une spirale qui étrangle mon cou.

Tu disais qu’il fallait laisser le désir monter, ne pas se précipiter, se tenir au bord de l’implosion pour mieux exploser, que la jouissance était le fait de cercles lents puis de plus en plus rapides, cercles qui se rétrécissa­ient pour ne devenir qu’un point : centre du jaillissem­ent et du cri.

Je dîne dans ma chambre, la porte-fenêtre ouverte, la mer est ma compagne, elle frappe contre le ponton, à demi calme et écumeuse, elle berce mes divagation­s, le vin frais me ramène à nous quand je m’allongeais sur toi, sur ton sexe, unique position qui raccorde les chairs et unit les âmes. Vois mon amour comme je mens: mon voyage reste un voyage au coeur de nous, quand nous possédions l’innocence et l’ardeur de nos débuts. Le seul frottement du drap sur ma peau pourrait me faire jouir, mais je ne veux pas, restant au creux de ton absence non comme une punition mais comme un plaisir masochiste qui me blesse et me réconforte, tu m’appartiens encore, je suis tes conseils, j’attends les cercles sans les provoquer, céder au plaisir reviendrai­t à occuper ma solitude, en suis-je vraiment capable? Les hôtels sont des lieux érotiques, derrière les murs de ma chambre j’entends les corps se préparer à l’étreinte, je pourrais être cette femme qui se déshabille et cet homme qui l’embrasse, je pourrais être celle qui se soumet et celui qui ordonne, je pourrais être la spectatric­e d’une scène tant de fois jouée, scène mystérieus­e et ensorcelan­te dont chacun pense être l’unique acteur, l’unique auteur, je regarderai les mains aux hanches et le va-et-vient des sexes, les sueurs et les tensions, les seins dans la bouche et les doigts agrippés au corps devenu arbre, je regarderai celle que je fus, celle que je suis, celle que je serai, la jouissance est universell­e, nous courons sans cesse vers elle puisqu’elle suspend le temps et offre l’oubli.

Tu pulses sous ma peau brûlante et tu as modifié mon sang, je suis devenue une autre, ajoutée, augmentée de toi, dotée de ta part virile je saurais répliquer auprès d’une femme les leçons que tu m’as apprises – langue douce dans le creux des cuisses, autour de l’aréole, derrière l’oreille, main serrant la gorge pour tenir le sang avant de le relâcher, chien sauvage et étourdi, et tu pourrais livrer la science que je t’ai confiée pour satisfaire un homme, pour le rendre fou, le tenant dressé, l’empêchant de venir pour l’entendre te supplier, glissant sur son corps, l’adversaire et le siamois. Comment nous oublier ? Virginité de la mer au petit matin, je plonge de la plateforme et nage vers le large, le corps battu par ma nuit agitée, sans cesse le refrain de cette chanson à mon esprit m’empêchant de dormir, chanson qui raconte la fin d’une liaison et le temps du chagrin. Et toi « comment est ta peine », réveillé sans moi, inquiet de ne pouvoir me joindre, j’ai éteint mon téléphone, prévenu personne ? Désir de révolution si égoïste penseras-tu, j’ai organisé ma fuite dans ton dos, ne montrant aucun signe de tristesse ou d’exaspérati­on ; ne m’en veux pas, je nous sauve, tu disais que nous n’étions pas comme les autres, tu en as à présent la preuve. Sous mon corps les fonds marins comme un deuxième pays, je reprends mes forces, l’eau est l’antidote, mes larmes enfin ne seront jamais assez nombreuses pour la rendre trouble.

Cosmogonie – j’aime ce mot, il me donne le sentiment d’appartenir à plus grand que moi, d’être dans la marche du monde, de l’univers, à l’ombre des astres. Je reviens vers les mimosas et les bougainvil­liers, vers les aloès et les troènes, la nature est le témoin de nos mariages et de nos divorces, elle est plus belle que nous, plus forte aussi, malgré nos assauts qui l’abîment. Je monte le chemin de terre à flanc de montagne, escortée par le soleil, les épines et les orties, les baies sauvages et les chardons bleus, en sang et en sueur, je cherche cet abri, une petite maison de chasse en ruines dans laquelle nous avions passé la nuit, l’un dans l’autre, encastrés, enroulés, devenus un corps roi et fou de passion. Je viens chercher mon coeur pour le ramener à la raison.

(*) Éd. JC Lattès, à paraître le 18 août 2021.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France