Portugal : unies par la glisse
Elles arrivent à tour de rôle, baskets Vans au pied, casquette sur la tête, leur skate sous le bras. En face d’elles, l’océan Atlantique et cette plage mythique, Praia da Ribeira d’Ilhas, flanquée de falaises et surplombée d’un long et étroit escalier en bois. Julia, Sandra, Estelle, Karol, Suzanna et Marta s’élancent sur le bitume, juste devant le sable et face à l’horizon bleu, tandis qu’au loin des surfeur·ses pistent les vagues. Il est presque 18 heures et une douce lumière illumine le ciel, peu avant le coucher du soleil, sur la côte ouest du Portugal.
Bienvenue à Ericeira, petit paradis de la glisse, à une heure à peine au nord de Lisbonne et où depuis peu une nouvelle tribu de surfeuses, skateuses et entrepreneuses est venue déposer ses planches et ses rêves. Des amoureuses des vagues, travailleuses nomades, attirées par l’océan et un mode de vie au ralenti rythmé par les lunes et les marées.
de nouvelles L’ÉTÉ DERNIER, DANS L’ESPOIR DE RENCONTRER acolytes, Julia, 32 ans et installée ici depuis trois ans, lance un appel sur les réseaux sociaux. De cette invitation à se retrouver, entre filles, naît spontanément quelques semaines plus tard Ocean Sisters: un collectif d’une centaine de femmes aujourd’hui, uni autour de cette même passion pour le surf et le skate, animé d’un sens du partage et d’un sentiment évident de sororité. Dès qu’elles le peuvent, ces trentenaires se réunissent en petit comité, comme ce soir, pour affûter leurs techniques sur leurs planches à roulettes, surfer ou faire du yoga ensemble : « Quand on se retrouve, quelque chose de magique se produit, reconnaît Estelle, 25 ans. On se sent à la fois plus rassurée, plus inspirée. Ça nous élève. »
Elles, qui ont souvent appris à surfer et à faire du skate avec leurs petits copains ou leurs grands frères, se réjouissent de ce nouvel espace féminin. « Dès que j’ai vu qu’il y avait cette communauté de filles, ici chez moi, je suis tout de suite venue, raconte
Marta, 31 ans, originaire d’Ericeira et qui s’est toujours sentie trop timide pour s’entraîner avec les garçons. Ici, je me sens en confiance. C’est tellement important de pouvoir créer des espaces où les femmes peuvent s’entraider et grandir, en particulier dans des domaines comme le surf et le skate si longtemps dominés par les hommes. »
Dans son anthologie du surf féminin, She surf, The rise of feminine surfing (1), Lauren L. Hill estime que 20 à 30 % des surfeurs sont aujourd’hui des femmes. Le sport – né à Hawaï et pourtant pratiqué à ses débuts par des princesses polynésiennes – a longtemps été, on le sait, un repaire masculin, blanc, hétérosexuel. À l’instar de notre société, il change aujourd’hui peu à peu de visage et se féminise. En 2019, la discipline sportive est même devenue l’une des premières à accorder des revenus identiques aux femmes et aux hommes lors des compétitions internationales.
avec sa À ERICEIRA, SEULE RÉSERVE DE SURF EN EUROPE dizaine de kilomètres de plages désormais préservées, elles sont en tout cas de plus en nombreuses à monter sur les planches, à s’entraider et à créer finalement leur propre communauté. Ces Portugaises, Brésiliennes, Italiennes, Polonaises, Allemandes semblent avoir trouvé ici l’environnement et le soutien pour allier leurs carrières et leur amour de la glisse. Encouragées notamment par des plateformes en ligne comme Girls On Board (2), créée ici par Veridiana Bressane et qui met en avant le parcours et les histoires personnelles de femmes, en soutenant des projets et en diffusant un podcast. Toutes ne se revendiquent pas forcément féministes mais elles disent trouver à travers le surf et le skate un moyen d’exprimer leur identité et de tracer leur voie. Milagros, trentenaire d’origine argentine qui a quitté un poste dans la finance à Buenos Aires pour vivre près des vagues à Ericeira, est convaincue que sans cette passion quotidienne, elle n’aurait jamais eu l’audace et le courage de monter Raw Care (3), sa marque de produits de beauté bios à base de plantes et sans le moindre packaging en plastique. « L’océan a changé mon rapport à la nature, surfer a éveillé ma conscience écologique tout en m’aidant à acquérir une certaine discipline et résilience. J’ai tout simplement appris à me faire confiance. »
et à MARIA, PROFESSEURE DE MARKETING À L’UNIVERSITÉ la tête de sa propre boîte de production, s’amuse: « Le surf, au fil des années, a fini par devenir mon pouvoir de super-héroïne ! » Elle ajoute : « Je me sens tellement forte et fière après une matinée dans les vagues, ça me donne des ailes et une autre perspective, notamment lorsque je dois subir des réunions stressantes. Intérieurement, je respire en me disant que le matin même, je risquais ma vie dans l’eau. Surfer m’aide à prendre du recul dans la vraie vie. »
C’est précisément cette facette-là de la discipline, plus intime, qu’Annika von Schütz a eu envie de filmer et de raconter. Cette surfeuse férue, mordue depuis l’âge de 18 ans, partage son temps entre Ericeira et l’Alentejo, et vit aujourd’hui pleinement de sa passion. L’océan est son élément. Curatrice au festival du film de surf qui a lieu tous les étés à Ericeira, elle est aussi passée derrière la caméra. Ces temps-ci, elle réalise son troisième documentaire, Femme océan (4), une ode au surf féminin à travers les portraits d’une dizaine de surfeuses de 14 à 62 ans et d’horizons différents, du Portugal, du Maroc et du Sri Lanka. « Mon intention est de sortir du cliché des femmes surfeuses, en Bikini, sexy et en bonne santé qui reste encore très présent dans notre psyché. J’ai envie de raconter, au contraire, comment ces femmes utilisent
“C’est important de pouvoir créer des espaces où les femmes peuvent s’entraider et grandir, en particulier dans le surf, si longtemps dominé par les hommes.”
Marta, 31 ans, surfeuse originaire d’Ericeira