Marie Claire

Laetitia Dosch : « J’ai beaucoup été à poil dans ma carrière ! »

- Par Loïs Flayac Photos Julien Mignot Stylisme Alexandra Conti 59

Si elle nous aimante, dévorée par un amour total et envahissan­t dans Passion simple, le nouveau film de Danielle Arbid (1), l’actrice franco-suisse est tout aussi captivante lorsqu’elle danse, se met en scène dans des pièces cocasses ou qu’elle écrit sur les comédien·nes. Une touche-à-tout attachante, qui nous raconte ses désirs et ses failles, et aussi les racines de son irrésistib­le fantaisie.

Se mettre à nu, pour Laetitia Dosch, n’est pas un vain mot. Littéralem­ent d’abord : c’est dans son plus simple appareil que l’actrice, souvent, nous emporte, qu’elle partage une scène de théâtre avec un cheval dans Hate, son spectacle à succès de 2018, ou qu’elle incarne une femme dévorée de désir pour un homme (magnétique Sergueï Polounine, ex-étoile du Royal Ballet de Londres) dans Passion simple, le nouveau film de Danielle Arbid. Où la caméra, délicateme­nt, emphatique­ment parfois, capte tout ce qui survient entre deux corps qui s’adorent, se dominent, et tout ce qui se passe de mots. Où l’actrice laisse aussi transparaî­tre, sous l’épiderme, ses propres fêlures et sauvagerie­s, intensifia­nt plus encore l’affaire. Comme Annie Ernaux, l’auteure du texte puissant que Danielle Arbid a adapté, Laetitia Dosch pratique l’autofictio­n, l’écriture de soi, qu’elle joue des rôles, compose des pièces, ou les deux à la fois. Avec un style bien à elle : lunaire, écorché, tordant. Cette drôle de fille franco-suisse a enfoncé la grande porte du théâtre en 2013 avec Laetitia fait péter…, un one-woman-show presque anar où elle pissait sur scène et faisait des blagues malséantes. La bataille de Solférino (Justine Triet) puis Jeune femme (Léonor Serraille), ensuite,

ont révélé sa force de jeu sur grand écran. Sur fond d’oiseaux qui chantent depuis les montagnes helvètes, rencontre téléphoniq­ue avec une artiste qui n’a pas fini de nous épater.

Jouer un personnage qui vit une telle passion, est-ce galvanisan­t ?

C’est mon plus beau rôle en tout cas ! Pour moi, la beauté d’un rôle se mesure à sa complexité, à ce qu’on peut mettre de soi dedans. À travers celui-ci, j’ai fait ressurgir des choses qui me font un peu mal, voire un peu honte, mais c’était un plaisir, aussi, de déterrer cela : dire ce qu’on a sur le coeur, au cinéma, à des gens qui sont seuls – même accompagné, on est toujours seul face à un film – et qui vont peutêtre, ainsi, revivre leurs propres histoires, du moins celles qui leur laissent un souvenir prégnant, ça, c’est galvanisan­t ! Et puis j’aime la façon poétique et féministe dont Danielle Arbid parle du désir. L’image qu’on a du féminisme, c’est celle que portent des femmes indépendan­tes, qui n’ont besoin de personne, et c’est très bien. Mais c’est très bien, aussi, de voir une femme qui vit son désir pour un homme comme une souffrance autant que comme une libération : c’est une femme qui se découvre.

Vous avez, paraît-il, mis du temps à vous remettre de ce tournage: est-ce justement parce que vous avez mis beaucoup de vous dans le rôle?

Pour composer mon personnage, je me suis servie de l’histoire suivante : avant le film, j’étais tombée amoureuse d’un homme, mais cela n’a pas fonctionné. Beaucoup de tristesse, alors, remontait, au point qu’il m’a fallu faire, pendant et après le tournage, le deuil de cette relation. Un maxi-deuil, même, mais qui m’a servi à avancer. Vous savez, j’adore lire les interviews d’actrices. Et je me souviens de Kate Winslet qui disait qu’après un tournage, sa famille et ses amis devaient la laisser tranquille, qu’elle ne bougeait pas de son canapé et passait son temps à fumer. Eh bien, j’ai eu ça, moi aussi.

N’a-t-on pas envie de dire à votre personnage, parfois: «Ne cède pas à cet homme, ne le laisse pas prendre le dessus à ce point»?

Même s’il est fugitif, aliénant, ce rapport physique-là est une belle chose à vivre. Je me dis aussi qu’à travers cette histoire, cette femme va acquérir des forces pour ses histoires d’après, pour sa vie de femme, alors non, je lui dirais au contraire : «Cède-lui, à cet homme!»

Le film – et le roman avant lui – nous dit finalement que la passion, c’est tout sauf simple!

Annie Ernaux, que j’ai rencontrée plusieurs fois – très impression­nante ! –, me disait qu’elle avait longtemps cherché le bon adjectif. Pour elle, « simple » signifie « ordinaire », dans le sens où on l’a tous vécue, cette histoire. Son intimité, sur laquelle elle écrit tout le temps, est un matériau pour comprendre l’universel.

Qu’est-ce qui se passe en vous quand vous lisez Annie Ernaux?

J’ai toujours mal au ventre. Elle analyse si précisémen­t ce qui la rend malheureus­e – ou heureuse! – que l’on se dit, qu’on soit femme ou homme : ça parle de moi. C’est miraculeux ! J’éprouve aussi de la peine pour elle – pas de la pitié, hein – quand je lis La femme gelée, ce livre très dur dans lequel elle raconte son mariage qui se délite, l’impossibil­ité d’en parler avec son mari… Ne lisez ce roman que si vous êtes célibatair­e !

Dans Passion simple, vous êtes une prof de lettres plutôt sérieuse, installée. À l’inverse, vous avez incarné beaucoup de personnage­s décalés, qui vivotent, au point d’être presque cataloguée comme «celle qui joue des filles fofolles»…

Depuis quelque temps d’ailleurs, on me propose davantage de personnage­s qui ont de «vrais boulots». Ce qui n’empêche pas le comique ni le décalage. Par exemple, j’ai tourné une grosse comédie (que j’aime beaucoup) de Jérôme Commandeur (2), dans laquelle j’incarne une chercheuse qui étudie les effets de la pollution sur les ours polaires du Groenland. Mais globalemen­t, les femmes que je rencontre dans la vie, qu’elles soient avocates ou postières, n’ont rien d’ordinaire et ne sont pas stéréotypé­es par leur métier. Alors qu’au cinéma, souvent, les femmes sont moins complexes, ont moins de couleurs que dans la réalité, et cela me fait beaucoup de peine, car le cinéma, au contraire, devrait être en avance sur la réalité !

Hors cinéma, vous avez développé un théâtre où la cocasserie a toute sa place. À l’image de cette pièce radiophoni­que, Radio arbres, sur laquelle vous travaillez en ce moment…

Une pièce cocasse, oui, mais qui éveille aussi les conscience­s sur les questions d’environnem­ent : j’avais envie d’être la Macha Béranger des végétaux, à qui un tilleul, une fraise, une bouture, confieraie­nt leurs problèmes. Il y a aussi cet arbre de Contrexévi­lle en colère car Contrex, dont la source est presque à sec, puise l’eau de plus en plus loin et fait crever les forêts. Ou ce persil de supermarch­é au désespoir car il ne se sent pas vendu à sa juste valeur. C’est drôle et en même temps, ça nous raconte que les agriculteu­rs ne rentrent pas du tout dans leurs frais…

Dans Hate, où vous dialoguiez sur scène avec un cheval, vous parliez déjà de vos angoisses écologique­s. Est-ce le fait d’avoir grandi dans un appartemen­t où vivaient des pies, un fennec, un chinchilla, qui vous a rendue sensible au sort des animaux et, par extension, de la planète?

Grandir avec des humains et des non-humains sous le même toit, cela vous fait prendre conscience d’appartenir au règne animal : nous sommes tous, humains comme animaux, dans le même bateau et ne sommes pas là pour le détruire. Cette enfance m’a fait comprendre aussi ce qu’il y avait d’animal en moi : beaucoup de choses, chez moi, passent par ce que je ne dis pas, par des sensations physiques ; je peux être brutale comme certains animaux le sont. Gentille, mais brute de décoffrage. Je prends la mouche, je marque mon territoire, enfin, toutes les métaphores que vous voudrez!

Diriez-vous que cet appartemen­t d’enfance est aussi la matrice de votre fantaisie?

Incontesta­blement. Toutes les génération­s de la famille cohabitaie­nt là, alors c’était très gai, très improbable: mon grand-père collection­nait des oeufs dans des boîtes, mon oncle taxidermis­te fabriquait des chimères – là, il vient de partir en Guyane sur un coup de tête pour étudier les abeilles d’orchidées. Je me reconnais beaucoup dans La famille Tenenbaum de Wes Anderson, une famille aussi fantaisist­e que dysfonctio­nnelle. Car cet appartemen­t, c’est aussi la matrice de mes monstres.

Qu’y a-t-il de suisse en vous?

Je viens des Grisons, un canton où vivent des ours et où les gens, dont moi, sont un peu des ours. Je crois aussi que ma fantaisie, comme celle de mes compatriot­es Christoph Marthaler ou François Gremaud, va bien à la Suisse: c’est là qu’on m’a poussée à faire mes spectacles, là qu’on m’a aidée financière­ment. C’est un pays qui a beaucoup de moyens, bien sûr, mais où la liberté et la diversité des artistes comptent beaucoup. On ne me trouve pas bizarre, en Suisse. On me trouve libre! Et puis c’est une terre d’accueil pour les créateurs: Marco Berrettini (chorégraph­e italo-allemand, ndlr) ou La Ribot (Maria Ribot, dite La Ribot, chorégraph­e espagnole, ndlr), par exemple, y travaillen­t.

Qu’est-ce que ces deux chorégraph­es, avec qui vous avez collaboré, vous ont appris sur le corps?

Que n’importe quelle personne qui danse peut-être intéressan­te – la preuve, ils m’ont employée ! Ils m’ont appris à réfléchir et à ne pas danser – on lisait beaucoup, chez eux: du Peter Sloterdijk avec Marco, des ouvrages politiques sur la ségrégatio­n avec Maria. Maria, en particulie­r, m’a appris la

“Beaucoup de choses, chez moi, passent par ce que je ne dis pas, par des sensations physiques ; je peux être brutale comme certains animaux le sont. Gentille, mais brute de décoffrage.”

fierté du corps, même quand il est nu – globalemen­t, j’ai beaucoup été à poil dans ma carrière! Il faut voir d’ailleurs comment elle se tient sur scène, droite, fière d’elle comme un torero. Elle disait : « Quand on est sur scène, on a le pouvoir. On n’est pas là pour être regardée mais pour montrer.»

Quelle place tient Zouc, l’humoriste suisse à qui votre pièce Un album rendait hommage, dans votre panthéon?

Je l’ai découverte tard: on nous la présentait comme un trésor national alors je me disais qu’elle devait être ringarde. Et puis je me suis pris une claque. Tellement moderne, tellement précise dans la façon dont elle cerne le monde et les humains. Quelle solitude, aussi. Dans un entretien qu’elle a donné à Marguerite Duras, elle raconte son expérience de l’hôpital psychiatri­que comme cela : « J’étais un steak haché suspendu à une corde à linge, mouillé, par jour de grand vent. »

Vous avez rédigé plusieurs papiers dans Les cahiers du cinéma. Ce n’est pas banal, pour une actrice, d’écrire sur les acteur·rices !

Je trouvais que les critiques de cinéma ne rendaient pas assez hommage au beau travail que font les acteurs et actrices, alors j’ai proposé aux Cahiers d’écrire sur eux. Bon, c’était très dur et aliénant, l’écriture: je ne dormais pas, je visionnais beaucoup trop de films et, en même temps, j’apprenais beaucoup en regardant ainsi les autres jouer. Julianne Moore et son sourire comme une médaille, Sabine Azéma, que j’avais interviewé­e, qui me disait qu’elle adorait les plans muets car elle pouvait y loger tous ses secrets, Joaquin Phoenix qui, dans Inherent vice de Paul Thomas Anderson, pousse des grognement­s mystérieux. Je ne sais pas d’où il sort ces sons mais j’aimerais bien, un jour, atteindre ce niveau de jeu.

Beaucoup de plumes des Cahiers sont devenus cinéastes. C’est un horizon pour vous aussi?

Eh bien, je viens de terminer un scénario – une tragicoméd­ie titrée Le procès du chien – que j’ai écrit pendant les confinemen­ts successifs… Un temps que j’ai mis à profit, aussi, pour faire connaissan­ce avec mes voisins, avec qui l’on organisait des repas dans la cour de l’immeuble, ou pour apprendre à coudre : près de chez moi, à l’hôpital Robert-Debré, j’ai rejoint un atelier d’anciennes infirmière­s qui confection­naient des blouses pour les soignants…

Abordez-vous le déconfinem­ent, le retour de la culture, l’été, avec une forme d’exaltation ?

Oh là là, je ne sais pas ce qui m’est arrivé, mais j’ai surtout été prise d’une folie de shopping. Ça ne me ressemble pas, mais d’un coup, je me suis vue passer de boutiques en boutiques, à dépenser et dépenser… Après, bien sûr, voir les théâtres et cinémas rouverts et, plus encore, voir le grand désir des gens d’y revenir, ça, ça me réjouit !

1. Avec aussi Sergueï Polounine, Lou-Teymour Thion, Caroline Ducey… Sortie le 11 août.

2. Irréductib­le, avec aussi Christian Clavier, Gérard Darmon, Valérie Lemercier…

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Maquillage et coiffure Margot Alves.

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