«Si on la laisse fructifier, l’hesperis se transforme en un nuage de fruits »
« Quand je parle de ma ferme florale, je sens bien souvent que ce qui se dessine dans l’esprit de la personne qui m’écoute, c’est un champ rempli de fleurs écloses, une vision impressionniste, colorée et parfumée. Pourtant, la réalité est tout autre. Un champ de production florale, c’est un lieu de dur labeur où chaque être vivant oeuvre, plus ou moins de concert avec les autres, pour assurer sa survie : les humains, mais aussi les plantes, les oiseaux, les rongeurs, les insectes, les gastéropodes, les champignons, les bactéries. La logique commerciale voudrait que chaque tige soit coupée avant éclosion complète, mise en vente, puis en vase chez de bienheureux clients. Une ferme à fleurs, c’est donc plutôt une mer verte d’où jaillissent des boutons floraux que l’on guette et récolte presque chaque jour. Dans un tel endroit, peu de plantes sont autorisées à vivre leur cycle complet: germination, foliation, floraison, fructification, sénescence et mort. Pourtant, à rebours de toute considération économique, je laisse de nombreuses fleurs s’épanouir totalement au champ, et comme on dit joliment, “monter en graine”. L’une d’entre elles, une de mes adorées, c’est l’hesperis, ou julienne des dames. De ses hautes inflorescences blanches ou violettes émane au printemps un parfum de girofle sucré, particulièrement fort à la fin de la journée – c’est du mot grec “hespera”, le soir, qu’elle tient son nom scientifique. Mais si on laisse cette beauté fructifier, elle se transforme en un nuage de fruits en forme de petits haricots verts. Son nom complet, c’est Hesperis matronalis (du latin “matrona”, épouse et mère de famille). Elle est ainsi qualifiée car elle fleurit aux alentours de la fête des Mères de la Rome antique. Mais peut-être aussi parce qu’elle enfante cette verte ribambelle, ces centaines de petits haricots ! J’aime ces “fruits des fleurs”, qui s’avèrent bien souvent être de merveilleux éléments de composition florale. Mais surtout, j’aime les laisser vivre au champ. Ils sont, pour moi, une image de la liberté: la liberté des plantes de vivre leur vie complète, la petite liberté que je m’accorde face aux contingences économiques du “tout récolter” et, bien sûr, la liberté des semences. Car l’ultime merveille de l’hesperis, c’est qu’en juillet, ses fruits secs s’ouvrent et laissent s’échapper partout dans la ferme des milliers de graines: voici ma liberté de l’année prochaine assurée. » (*) pleinair.paris