Marie Claire

“J’OCCUPE MA FÉMINITÉ”

NINA BOURAOUI, AUTEURE*

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«Jusqu’à mes 12 ans, j’ai eu un rapport au corps assez énigmatiqu­e, j’avais la sensation de ne pas occuper mon genre. Comme j’ai grandi à Alger, j’ai vite compris que la force était du côté des garçons, il fallait être une fille de façon cachée: se couper les cheveux, jeter les robes, vouloir se faire appeler Mohamed comme mon oncle adoré. Ma mère le refusant, de Jasmina, je suis devenue Nina: changer de prénom, c’est changer d’identité et de destin. L’été de mes 12 ans, une mue étrange s’est opérée. Ma mère m’a emmenée à Rome. Je me souviens des couleurs, des jardins de Tivoli, des fontaines, de la beauté des hommes et des femmes, de l’impact de tant de sensualité… Soudain, une forme de féminité, jusqu’alors clandestin­e, a surgi: mon visage s’est transformé, il est devenu plus féminin, mes cheveux plus longs, et depuis j’habite ce corps sans conflit. Même aujourd’hui, à la cinquantai­ne, il émet d’autres signaux parfois désagréabl­es mais j’assume et, plus j’avance en âge, plus j’occupe ma féminité. Mon corps est mon ami même si j’ai des complexes, les seules entraves sont existentie­lles: tomber malade, savoir qu’un jour il n’existera plus. Peut-être que si je vivais avec un homme, ce serait différent mais chez les femmes homosexuel­les, il n’y a pas la ségrégatio­n de l’âge. Leurs amours sont passionnel­les mais elles ne subissent pas les diktats de la jeunesse ni de la beauté. Une femme qui vieillit m’émeut. Et je crois à la pensée heureuse sur son corps, il faut lui parler, je le fais depuis que je suis enfant. Je l’ai beaucoup regardé, ausculté, c’était un instrument de plaisir aussi. Sans cesse exposé à la beauté de la nature algérienne, il s’insérait dans toute la poésie qui m’entourait. Tout ceci a laissé des empreintes joyeuses dans mon corps.»

(*) Satisfacti­on, éd. JC Lattès, à paraître le 18 août. Lire aussi Fantasy, p. 100, la nouvelle que Nina Bouraoui a écrite pour nous.

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