MOUHALABIEH
de saison, pas de tomate ni de persil en hiver mais du chou kale et de l’orange. L’agneau est longuement confit. Les kaaks à l’anis (petits sablés typiquement levantins) parfument le salon. Les «client·es» – le mot paraît presque inapproprié – sont servi·es à table par Joumana, qui leur raconte le zaatar et le sumac que lui fait parvenir son ami Kamal Mouzawak (2) depuis Souk el Tayeb, son marché de producteurs à Beyrouth. Un mezzé chahuteur et harmonieux à la fois où rien ne la réjouit tant que les chaises qui se déplacent, les conversations qui s’éternisent.
Le lien passe aussi par la relation de confiance qu’elle a tissée avec un noyau d’artisans chez qui elle se fournit scrupuleusement en privilégiant la production locale, les circuits courts, les cultures vertueuses. Elle a même réussi à persuader ses copains de La Serre Ô Délices (3), du côté du bassin d’Arcachon, spécialistes des plantes aromatiques en permaculture, de cultiver pour elle le zaatar qui pousse partout au Liban. Elle a frappé à la porte des vignerons dont elle admire le travail et l’engagement, les bras chargés de mets, afin de les convaincre de lui allouer les flacons que certaines tables parisiennes peinent à obtenir. Sa sincérité a payé: elle dispose d’une des plus jolies collections de vins nature… pas toujours faciles à défendre dans un Bordeaux berceau du grand vin patrimonial.
Lien encore, lien toujours, avec les artistes dont le travail habille les murs et les plateaux des commodes de la maison. Certain·es viennent en résidence chez elle et laissent un souvenir, ainsi les figurines en céramique de Virginie Clavereau (4). Et une toile qui nous frappe. «C’était moi, à une période de ma vie, un voile noir sur le visage et les pieds pris dans les sables mouvants. C’est moins moi, désormais. » De l’autre côté de la cheminée, au pied de la lampe Pipistrello, des photos de ses parents et de son frère, tous trois disparus.
ON SAISIT ALORS TOUT CE QUE PEUT L’ACTE DE CUISINER. Honorer une mémoire, se souvenir des heures heureuses. Cuisiner pour que les morts vivent avec nous dans la joie et le plaisir. « Je crois à la cuisine comme pulsion de vie. » Une pulsion qui anime le coeur des Libanais·es depuis toujours. «On dit parfois qu’on est un peu dans la démonstration de faste, mais je vois cela plutôt comme une façon de défier l’adversité. » C’est la gorge nouée qu’elle évoque son pays, sa souffrance, les ami·es resté·es là-bas qui n’ont plus rien, même pas de quoi manger. «Seuls les ultra-riches s’en sortent, la classe moyenne est dévastée et les autres, je ne peux même pas en parler. » Le voile de tristesse se lève instantanément quand elle évoque certain·es de ces mêmes ami·es qui arrivent à Paris pour se reconstruire une vie. Elle pense déjà à elles et à eux, aux projets qui commencent à se dessiner, et pourquoi pas une aventure qui pourrait la mener de nouveau à Paris, sans quitter Bordeaux pour autant. On lui dit que sa force nous épate. Sa réponse ? «La cuisine, c’est la vie, c’est laisser doucement les souvenirs resurgir mais être tourné vers l’avenir.»
1. Instagram: @maisonjoumana. 2. Auteur de Manger libanais, éd. Marabout. 3. serreodelices.com. 4. virginieclavereau.com
Les ingrédients
Pour 4 personnes
1/2 l de lait cru entier,
3 grosses c. à s. de fécule de maïs, 1 grosse c. à s. de sucre non raffiné,
1 c. à s. d’eau de rose ou de fleur d’oranger,
20 g de pêches (ou autres fruits de saison) fraîches, tiédies ou compotées,
1 c. à c. de sésame grillé.
La recette
Délayer la fécule dans un peu de lait froid.
Porter le reste de lait à ébullition. Ajouter le sucre. Éteindre le feu et ajouter le mélange fécule-lait en ne cessant pas de mélanger. Ajouter l’eau de rose. Verser la préparation dans des ramequins, verres ou bols. Manger tout de suite, c’est très bon chaud ou réserver au frais le temps que la préparation prenne, une nuit idéalement. Parsemer chaque mouhalabieh de fruits, de graines de sésame, d’éclats de pistache, selon le goût.