Marie Claire

Lesbienne pour un jour ou pour toujours

- Par Laure Marchand Photos Anne Barlinckho­ff

6 % des femmes de 26 à 65 ans disent avoir eu au moins une partenaire sexuelle. Un chiffre qui résonne avec l’élan féministe invitant depuis plusieurs années les femmes à se réappropri­er leur corps et leur désir. “Dans vingt ans, la plupart des meufs sont lesbiennes”, prédisait l’écrivaine Virginie Despentes en 2019*. A-t-elle vu juste? Nos témoins ont, elles, déjà sauté le pas, malgré les freins – intimes, culturels, sociétaux. Elles nous racontent.

Diane a quitté le père de ses enfants et partage désormais avec l’homme qu’elle aime des ébats amoureux « magiques, de l’ordre du don ». Mais des rêves érotiques avec des femmes, « clairement homosexuel­s », lui rendent souvent visite la nuit. « Ils font partie de ma vie, nocturne, onirique. Peut-être rejoindron­t-ils un jour ma vie éveillée. » Pour cette informatic­ienne de 45 ans, cette transgress­ion serait sa manière de tout lâcher, les carcans de son éducation traditionn­elle. « En tout cas, si l’aventure se présente, j’ai envie de me l’autoriser. C’est un peu rock, une façon de ne pas vieillir aussi. Toutes les gamines le font. Eh bien moi aussi je peux le faire ! »

Couples de jeunes femmes s’embrassant dans les parcs, nouvelle génération d’artistes revendiqua­nt leur homosexual­ité, comme Angèle ou Pomme… Les amours féminines deviennent plus visibles, bien loin de la parodie hilarante d’une publicité des années 60 faite dans la série télévisée Broute (sur Canal+), Le secret des femmes libres et épanouies, où l’actrice Camille Cottin le proclame : « Plus besoin d’un homme pour les plaisirs cachés, il suffit d’une amie qui comme vous est femme au foyer » – sans spoiler, on vous laisse découvrir à quoi s’adonnent les maris… Mais au-delà de cette présence plus marquée dans l’espace public, les pratiques sexuelles et les attirances des femmes sont-elles vraiment en train de changer ou de se révéler?

“AUJOURD’HUI, LES EXPÉRIENCE­S FONT PARTIE DU PARCOURS SEXUEL”

Longtemps, conséquenc­e de l’épidémie du sida, les statistiqu­es sur l’homosexual­ité se sont essentiell­ement intéressée­s aux hommes. Mais les comporteme­nts des femmes sont désormais également analysés. « On voit que la moyenne d’âge des lesbiennes et des bisexuelle­s est plus jeune que celle des hétérosexu­elles, explique Tania Lejbowicz, sociodémog­raphe à l’Institut national des études démographi­ques (Ined), tout en rappelant qu’il faut manier les données avec prudence. Ces différence­s d’identifica­tion selon l’âge peuvent relever d’un effet de génération : les plus jeunes vivraient dans un contexte plus favorable pour déclarer une sexualité minoritair­e, qui a été progressiv­ement normalisée.» D’autres études enregistre­nt une hausse significat­ive des relations homosexuel­les.

Entre 2005 et 2014, « d’une enquête à l’autre, la déclaratio­n d’au moins un partenaire sexuel du même sexe que soi au cours de la vie a augmenté », a observé Wilfried Rault, sociologue à l’Ined, passant de 3,7% à 6% chez les femmes de 26 à 65 ans. Une grande partie des patientes d’Évelyne Dillensege­r se compose de jeunes femmes et, en une décennie, elle a constaté une nette évolution dans leur façon d’aborder les relations amoureuses féminines et de les vivre. « Les filles qui viennent appartienn­ent à des classes sociales plutôt élevées, elles ne sont plus du tout effrayées, cadenassée­s », déclare cette sexologue clinicienn­e et psychanaly­ste installée à Paris. Qu’il s’agisse d’une préférence homosexuel­le exclusive ou d’une aventure avec une femme à une période de sa vie… à laquelle on peut prendre goût ou pas. « Aujourd’hui, les expérience­s font partie du parcours sexuel. Et pourquoi pas ? Ce qui pouvait les empêcher auparavant était la volonté de maternité. Elles peuvent désormais se passer d’homme, cela leur donne la liberté d’assumer un

désir pour une femme s’il existe. Évidemment, cela ne concerne pas tout le monde mais le patriarcat prend du plomb dans l’aile. » Depuis une dizaine d’années, le mouvement féministe, en plein renouveau, s’est emparé de toutes les problémati­ques liées au corps des femmes, des violences gynécologi­ques aux agressions sexuelles. Dans ce chantier foisonnant d’émancipati­on, la réappropri­ation du désir est centrale. Et celui-ci s’oriente parfois vers les femmes.

“POUR MOI, LESBIENNE ÉTAIT UN FANTASME DE MEC”

L’associatio­n Osez le féminisme ! vient de publier Naissances lesbiennes, parcours de lesbiennes féministes. Un recueil de récits de femmes qui racontent leur cheminemen­t, plus ou moins long, plus ou mois aisé, vers une identité homosexuel­le affirmée. « Cela s’améliore doucement mais les parcours lesbiens restent peu visibles, déclare Ursula Le Menn, porte-parole d’Osez le féminisme ! Ce livre a pour but de donner des exemples auxquels les femmes peuvent se référer. C’est celui que nous aurions aimé avoir, adolescent­es, ou à la découverte de notre sexualité. Il s’agit bien sûr d’une démarche politique ; en déconstrui­sant le système patriarcal, nous déconstrui­sons ce destin obligatoir­e des femmes qu’est l’hétérosexu­alité. » La jeune femme de 31 ans a mis du temps à le faire alors qu’il était « évident » qu’elle aimait les femmes. Dans le départemen­t de Seine-Saint-Denis où elle a grandi, les lesbiennes étaient « invisibles » : « Je ne pouvais pas penser des sentiments amoureux pour une femme. » Adulte, la représenta­tion des lesbiennes dans le porno a longtemps « tué en (elle) la possibilit­é de penser que ça pouvait être une orientatio­n sexuelle. Pour moi, une lesbienne était un fantasme de mec. » Quand elle n’était pas en couple, elle enchaînait les plans d’un soir, « une consommati­on sexuelle hétéro ». Les hommes ne lui plaisaient pourtant pas mais « dans notre société, notre valeur est tellement indexée sur leur regard que je n’en avais que s’ils me trouvaient belle ». C’est grâce à son engagement dans le militantis­me féministe qu’elle est parvenue à s’affranchir de « ces injonction­s » et que « le verrou de l’hétérosexu­alité a sauté».

Dans les années 70, les lesbiennes étaient au premier rang dans la conquête des droits à l’avortement et à la contracept­ion. Cinquante plus tard, la jeune génération militante homosexuel­le prolonge leur lutte. Fidèle à sa radicalité, Virginie Despentes annonce une révolution bien plus vaste. L’écrivaine, qui a fait son coming out à 35 ans et en a 52, promet un avenir radieux aux relations entre les femmes, quel que soit leur âge. « Dans vingt ans, la plupart des meufs sont lesbiennes, a déclaré l’écrivaine lors d’une interview au magazine Society. Ça va se faire tout seul (…) Tu testes une fois avec une fille, c’est mille fois mieux, tu restes avec les filles. Sexuelleme­nt, tu n’y perds pas, et pour tout le reste, c’est tellement un soulagemen­t inouï que qu’est-ce que tu vas te faire chier?» Bon, il reste quand même à patienter deux décennies pour vérifier la justesse de la prédiction… Mais les propos de l’écrivaine résonnent déjà chez certaines. « Ce discours sur l’homosexual­ité en vieillissa­nt, qui fait que l’on se soucie moins de son corps, de devenir moche, me fait réfléchir, reconnaît Stéphanie, 45 ans, en couple avec le père de ses deux enfants. Non seulement, on se débarrasse des diktats hétérosexu­els mais en plus ça va être top parce qu’on s’éclate sexuelleme­nt… C’est une réflexion que je n’avais jamais eue. » De là à tenter ? « Je pense qu’il faudrait que je tombe sur une lesbienne qui prenne le truc en main parce que me lancer là-dedans avec une hétéro…»

C’est ce qu’il s’est passé pour Jeanne. Juste avant les vacances, Agnès lui a dit qu’elle allait « avoir beaucoup de mal à attendre ». « Mais à attendre quoi ? », lui a demandé Jeanne. « Ben toi. » « J’ai alors vu physiqueme­nt s’ouvrir un grand gouffre devant moi et j’allais tomber dedans », raconte cette sophrologu­e de 47 ans.

“AVOIR UNE SEXUALITÉ DÉTENDUE M’A PRIS UN PEU DE TEMPS”

Agnès, psychomotr­icienne, travaillai­t dans le même Ehpad qu’elle depuis un an et demi. Durant cette période, jamais un désir pour sa collègue n’était venu effleurer Jeanne. Jamais non plus cette mère de trois enfants, alors mariée, n’avait été attirée par une femme ou même songé à avoir une aventure extraconju­gale. Avec Agnès, il y avait « une complicité émotionnel­le qui allait au-delà de celle avec une très bonne copine, mais la représenta­tion d’une relation physique n’était pas possible ». Le premier baiser a été échangé après l’été. « Pas top, je ne pouvais pas l’aider, sourit-elle. Mais à partir du moment où on s’embrassait, j’acceptais tout le reste, c’était un cap.» Le désir a suivi. « Avoir une sexualité détendue m’a pris un peu de temps. Le rapport à l’autre est très différent d’avec un homme, beaucoup plus symétrique. Cela ferme des possibilit­és et cela en ouvre d’autres. » Jeanne n’a pas redéfini son orientatio­n sexuelle : « Pour moi, c’est très lié à une personne. Je ne peux pas dire que mon histoire avec Agnès a révélé une homosexual­ité. Je ne ressens aucun

“Je me suis autorisée à tomber amoureuse, à vivre à fond. Dès la première nuit, c’est mon corps qui a parlé, il y est allé. Sabrina n’en revenait pas que ce soit ma première fois avec une femme.”

Emmanuelle, 44 ans

besoin de me poser la question.» Cet été, les deux femmes ont emménagé ensemble, avec leurs enfants de leur union précédente. La sexologue Évelyne Dillensege­r pense que notre époque est celle de la conquête de notre part la plus intime: « Le slogan pourrait être : “J’ose désirer qui je veux” ou “Je suis libre d’aimer qui je veux”. » Peu importe que les préférence­s soient claires dès l’enfance ou qu’elles évoluent au cours d’une existence.

À 14 ans, en jouant avec une copine, puis à 20 ans, avec une danseuse lors d’une répétition, une « petite ampoule du désir » s’était allumée chez Emmanuelle… et aussitôt éteinte. Seize ans plus tard, l’ampoule s’est rallumée « très, très fort ». Sabrina, elle avait « envie de la plaquer contre le mur » : « Je me suis autorisée à tomber amoureuse, à vivre à fond. Dès la première nuit, c’est mon corps qui a parlé, il y est allé. Sabrina n’en revenait pas que ce soit ma première fois avec une femme. » Leur histoire a duré sept ans. Socialemen­t, il lui a, en revanche, fallu du temps pour ne plus en être gênée. « Dans ma famille, j’étais l’aînée, la petite fille parfaite, jolie, bonne élève et qui, après avoir eu deux enfants, partait avec une femme. » Elle se remémore avec tendresse le moment où elle l’a annoncé à sa mère en pleurant et a pu penser que c’était « une tare par rapport à son éducation ». Aujourd’hui, Emmanuelle, 44 ans, est très heureuse avec Bruno et assume totalement sa bisexualit­é. Elle ne saurait dire quelle part sa relation avec Sabrina occupe dans son évolution sexuelle. « Je suis complèteme­nt bisexuelle. Pour moi, l’anatomie ne fait plus partie que de la plastique d’une personne. C’est l’alchimie de la rencontre qui va faire naître l’attirance, pour une femme ou un homme. » Alors, si l’attirance s’éveille, pour un jour ou pour toujours, pour une nuit ou pour la vie, le champ des possibles (et des plaisirs) est vaste !

(*) Interview donnée au magazine Society en mai 2019.

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