KENNETH IZE
Après avoir collaboré avec la marque Karl Lagerfeld, le créateur nigérian a fait sensation lors de la dernière Fashion Week parisienne. Il nous raconte sa vision de mode, ses ambitions et ses doutes, aussi.
Vous venez de présenter votre collection automne-hiver 2022 lors de la dernière Fashion Week à Paris, comment avez-vous abordé ce défilé?
Je n’étais pas sûr de produire cette collection. Ces derniers temps ont été difficiles, très – peut-être trop – défiants. J’ai le sentiment que tout mon pays, le Nigeria, me regarde et cette responsabilité me submerge parfois. Je ne m’étais pas arrêté depuis mes études à l’Université des arts appliqués de Vienne, donc j’ai pris un peu de recul pour me questionner sur les raisons qui me poussent à faire ce que je fais aujourd’hui. Cette façon de se remettre en question, je l’ai apprise de mes années passées en Autriche. C’est ainsi qu’est né le thème de cette collection plus personnelle baptisée «Dear Fashion», une lettre d’amour à la mode pour la remercier de ce que je suis devenu.
Comment débute votre processus de création?
Étudiant, j’aimais faire du shopping pour dénicher des pièces à partir desquelles expérimenter des choses, couper les bras, jouer avec une manche, rallonger une veste… Je ne vois pas les vêtements comme genrés. En tant que queer, j’expérimente tout ce qui me plaît. J’ai gardé cette habitude. Pour cette dernière collection, par exemple, j’ai passé du temps aux États-Unis avec mon ami, le styliste Ib Kamara, afin de trouver des habits qui nous semblaient intéressants. Ils servent ensuite de base car, au fond, je finis toujours par dessiner ce que j’aimerais porter.
Les textiles paraissent être le point de départ de vos vêtements, comment les choisissez-vous?
Petit, je me souviens de la garde-robe de ma mère en «aso oke», un tissu traditionnel avec des couleurs incroyables, gris, vert, rose… J’aimais me cacher dans sa chambre pour la porter et jouer à Oprah Winfrey, Mary J. Blige, Beyoncé… Ces jeux ont développé mon sens de la mode et j’ai tout naturellement utilisé ce tissu traditionnel pour mes premières collections. C’est à toute cette période-là, aussi, que je rends hommage dans ma collection «Dear Fashion». La mode n’est pas seulement un vêtement, c’est un outil puissant.
Quel rôle a l’impact médiatique pour un jeune créateur? Sans Instagram, je n’aurais jamais eu le privilège de montrer mon travail. Quand on vient d’un pays invisible dans la mode, il n’y a pas beaucoup d’autres possibilités. Je ne cherche pas à mener une révolution mais une évolution pour faire connaître cette culture et ses origines. Ce travail de «visibilisation» a été facilité par Naomi Campbell, qui me suit depuis les débuts et m’a appris à croire en ma marque. Elle est ma lumière. Lorsqu’elle m’a proposé de défiler pour ma première collection présentée à Paris, je n’en revenais pas, c’était un rêve.
En tant que designer africain, avez-vous le sentiment d’avoir une mission à mener?
Mes textiles sont confectionnés au Nigeria avec les métiers à tisser traditionnels, mais j’essaie d’en proposer des esthétiques différentes. Je les fais ensuite assembler en Italie, car l’artisanat du tailleur, qui se perd là-bas aussi, est le meilleur. Créer mon usine au pays pourrait mettre les travailleurs dans de mauvaises conditions sanitaires avec les coupures de courant et les générateurs qui consomment du pétrole. Je ne veux pas de cet environnement. La mode doit jouer en Afrique un rôle très important, au niveau économique notamment. Nous bénéficions enfin d’une exposition médiatique qu’il n’y a jamais eue auparavant. Au Nigeria, dans le village où je travaille, tout le monde sait tisser. Nous possédons les savoirfaire pour proposer une nouvelle façon de créer de la mode.