Six récits à glisser dans sa valise
Love story british, thriller social, science-fiction éco-consciente ou biographie par l’intime: nos six romans incontournables de l’été pour rire, frissonner, rêver ou se passionner.
Un plongeon dans l’intime Journal de nage de Chantal Thomas
Elle en pince pour les flots, Chantal Thomas. Évocations émues de l’Arcachon de son enfance dans L’île flottante. Portrait de sa mère en crawleuse dans Souvenirs de la marée basse. Écrit après les confinements, à l’été 2021, quand les corps rêvaient de s’ébrouer à nouveau et qu’un appétit d’horizons étreignait les esprits, ce Journal consigne les micro-choses délicieuses que l’auteure éprouve dans la Méditerranée ou juste au bord – complicités éphémères entre nageur·ses du matin, saisissement de l’eau fraîche sur la peau, allègement de tous les poids… – mais aussi les profondeurs insoupçonnées que les bains de mer creusent en elle. Comment, par le mouvement régulier des bras, des jambes, des poumons, les pensées se décorsètent ou comment, avant, pendant ou après la nage, les souvenirs littéraires affluent : amour de Kafka pour la Moldau et ses rivages, longueurs intrépides de Byron de part et d’autre du Grand Canal de Venise, lignes superbes de Didion sur la houle californienne. Un Journal, en somme, qui (em)brasse savamment le monde.
Éd. du Seuil, 17 €.
Une romance brit et pop Lovesong de Jane Sanderson
Cette love story-là carbure aux grands écarts. Alison, enfant d’alcoolique, et Daniel, rejeton d’une famille modèle, s’amourachent l’un·e de l’autre au sortir de l’adolescence: les Bee Gees, Pink Floyd et autres Elvis Costello, voilà ce qui les cimente. Tout le livre va osciller alors entre 1979, l’année de leur rencontre, et 2012, date de leurs retrouvailles numériques via Twitter. Entre l’Angleterre, où il est resté, et l’Australie, où elle est partie. Entre la fortune de l’une, devenue écrivaine à succès, et la vie plus chiche de l’autre, critique musical à Edimbourg. Avec entre eux ce fil tenace qui perdure: la jouissance que procurent les riffs et les rythmes des années 70. On regrettera que le style de la romancière n’épouse pas complètement la nervosité et l’élan des chansons dont elle jalonne le texte, mais ne boudons pas notre plaisir, c’est en fredonnant sur tous les tons – joyeusement, mélancoliquement – que Lovesong, roman sur ce que l’on fait de nos idéaux de jeunesse, se dévore.
Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Maya Blanchet, éd. Actes Sud, 22,80 €.
Une cocasserie en bord de fjord Le pays des phrases courtes de Stine Pilgaard
« La nature est sans voix, et c’est contagieux quand on habite ici », professe l’un des personnages de ce pays, le Jutland de l’ouest, où personne n’est trop disert. La narratrice, elle, est pourtant avide de conversations : « pièce rapportée » de son compagnon, prof dans une école alternative tendance « retour à la nature », elle tente de s’intégrer mais détonne trop, elle la jeune maman copenhaguoise portée sur la bouteille et le cynisme, dans ce très sain monde. Ça donne des pages hilarantes et enlevées sur les parents modèles autoproclamés, sur les codes sociaux qui s’entrechoquent, mais là où la verve de l’auteure culmine, c’est dans ces interludes en forme d’échanges épistolaires ou de ritournelles qui ponctuent le texte : pour s’occuper, la narratrice tient le courrier des lecteurs du journal local, prodiguant des conseils de coeur et de vie loufoques au possible, et invente des parodies de chants traditionnels danois. Elle tente, aussi, de passer son permis, mais cale tout le temps. En sous-texte, un éloge très poil à gratter des ratages et des impasses. Traduit du danois par Catherine Renaud, éd. Le Bruit du Monde, 21 €.
Une bio hyper-habitée Aliénor d’Aquitaine de Marie-Noëlle Demay
C’est la reine médiévale chérie des romancières d’aujourd’hui : l’Anglaise Elizabeth Chadwick lui a consacré une trilogie, Clara Dupont-Monod a fait d’elle l’héroïne de deux livres, tandis que la saga Aliénor de Mireille Calmel s’écoule en millions d’exemplaires depuis vingt ans. Alors pourquoi un roman de plus sur Aliénor d’Aquitaine ? Parce que celui-ci, signé MarieNoëlle Demay, fouille au plus près la psyché de la monarque. L’auteure la portraiture en mère possessive, veillant amoureusement Richard Coeur de Lion, son fils blessé dont les chairs se gangrènent, en tacticienne impitoyable qui balaie tout sentiment, en rêveuse ambiguë, elle, la Croisée que l’Orient fascine et rebute, en grand-mère corsetée, mais quand même aimante, qui tisse une pieuse complicité avec Blanche, sa petite-fille qu’elle ira chercher en personne en Castille, traversant à cheval les Pyrénées, pour la faire à 12 ans reine de France. Avec, au fil des pages, un sens de l’épique qui jamais ne s’émousse.
Éd. Les Presses de la Cité, 20 €.
Une dystopie au fil de l’eau Mer de Bertil Scali et Raphaël De Andreis
Bangladesh rayé de la carte, Sydney enflammée H24, Bordeaux nouvelle Venise. Pas si science-fictionnelle que ça, la planète du futur que ce roman cartographie fait très froid (ou plutôt trop chaud) dans le dos. La capitale des vins, où l’on circule désormais en hors-bord et vaporettos, où l’on chasse l’alligator, est devenue le point de chute d’une nouvelle génération de migrant·es, ces ex-riches d’Australie qui fuient leur île fournaise et qu’exploitent passeurs, trafiquants, marchands de sommeil en tout genre. Mille malheureux·ses, d’ailleurs, auraient disparu en Gironde, si bien qu’une enquête policière est diligentée. Au-delà du suspense en crescendo, c’est par la fable géopolitique que les deux auteurs nous tiennent. Renversant la conception occidentalo-centrée des réfugié·es, imaginant les nouveaux régimes juridiques que la montée des océans produirait – un pays englouti est-il encore une nation? Où commence le droit maritime quand tout est entre deux eaux? – ils nous passionnent et nous angoissent à la fois, comme si on lisait un numéro du Monde diplo tout droit venu du XXIIe siècle.
Éd. Cairn, 11,50 €.
Un thriller du Matin calme
La nuit du hibou de Hye-Young Pyun
C’est à pas de loup que le livre avance : il prend son temps, évite les coups d’éclat, pèse les hypothèses, piétine, rebrousse chemin, si bien qu’on se demande, durant les cent premières pages, s’il n’y a pas du Beckett dans ce polar coréen où l’enquête, celle que mène Ha-In, sans conviction, pour retrouver son frère, ne tient qu’à des « à quoi bon ». Ledit frère, garde forestier, s’est volatilisé. Dans le bourg voisin, on ne sait rien ou l’on fait comme si. Peu à peu, des voix glaçantes, des blackout, des apparitions surgissent, mais allez savoir si c’est la forêt qui recèle des maléfices ou si c’est l’ébriété générale des personnages, très désoeuvrés, qui distord tout. Hye-Young Pyun, auteure d’une demi-douzaine de romans aussi noirs que bizarres, n’a pas son pareil pour distiller, l’air de ne pas y toucher, le malaise, tout en décochant de sacrées flèches, furtives mais aiguisées, contre les pesanteurs sociofamiliales de son pays. Traduit du coréen par Tae-Yeon Lee et Pascale Roux, éd. Rivages/Noir, 22 €.