Marie Claire

L’art de la fable

Dans son nouveau roman*, l’écrivaine empile religion, intersexua­tion, parentalit­és et marginalit­és pour former une fable joyeuse, ultra-dense et jubilatoir­e. Elle partage avec nous les ressorts de son récit.

- Propos recueillis par Thomas Jean

La treizième heure, c’est une secte chrétienne libérale que vous inventez de toutes pièces. Qu’est-ce qui vous fascine tant dans la liturgie et l’idolâtrie ?

Les sectes m’intéressen­t car je vois en elles une forme de dissidence, une tentative de vivre autrement – même si ça se casse toujours la figure. Quant au catholicis­me, ma culture d’origine, ses aspects tordus me passionnen­t: l’adoration des reliques, le sang du Christ qu’on boit… En relisant les Évangiles, je me suis persuadée que Jésus était amoureux de Jean, que les apôtres étaient une bande de freaks quasi-zadistes qui prenaient des psychotrop­es dans le désert pour voir apparaître des buissonsar­dents, et c’est cette folie-là que j’ai tenté de faire passer dans le texte.

Votre héroïne-pivot est une adolescent­e érudite, Farah, qui jette des regards caustiques sur les adultes. Quel plaisir trouvez-vous à faire parler ce genre de personnage­s ?

J’aime cet âge-là où l’on a en soi une acuité de jugement et une radicalité qui, en vieillissa­nt, s’adoucissen­t. Alors à travers ces jeunes narratrice­s, je m’autorise des discours très péremptoir­es qu’un adulte, plus enclin aux compromis, s’autorisera­it moins. C’est aussi une façon pour moi de m’approcher sans qu’il n’y paraisse de l’autobiogra­phie : comme cette Farah qui lit compulsive­ment Dickens et Lovecraft, j’étais moi-même une adolescent­e dont les moments les plus heureux se passaient dans les livres – bien que si j’étais adolescent­e aujourd’hui, je serais plutôt dans OCS et Netflix!

Vous employez des mots très rares – géhenne, friselis, voussure… – et de l’argot très familier. Comment naviguezvo­us entre ces deux extrêmes?

J’ai l’idée que plus on a de vocabulair­e à sa dispositio­n, plus on peut penser de manière complexe. Alors remettre en circulatio­n des mots rares, ça me semble salutaire, quitte à paraître pédante et à forcer parfois le lecteur à ouvrir un dictionnai­re. Mes tournures relâchées, par contraste, créent de la bigarrure. Comme beaucoup de gens, je suis constituée de cultures académique­s et populaires que j’essaie, dans ma prose, de lier entre elles. Car mes émois, je les dois autant à Proust et Verdi qu’à Goldman et Sardou.

Vous écrivez certains de vos romans sous le pseudo de Rebecca Lighieri. Qu’est-ce qui les différenci­e? Rebecca et Emmanuelle se nourrissen­t-elles quand même l’une de l’autre?

Chez Lighieri, tout est plus violent, plus romanesque, plus accessible aussi. Mais les libertés que je me donne sous pseudo profitent aussi à ce que j’écris sous mon vrai nom : elles me désinhiben­t. D’ailleurs, l’écriture de Rebecca et celle d’Emmanuelle tendent à se rattraper l’une l’autre – je ne suis pas schizophrè­ne! – au point qu’elles fusionnero­nt peut-être un jour. Il faudra alors que je me trouve un troisième hétéronyme.

D’où vient Rebecca Lighieri, d’ailleurs?

Rebecca, c’est pour le roman de Daphné du Maurier, que j’adore. Lighieri, c’est une allusion au nom de famille de Dante, Alighieri. C’est une blague de prof de lettres qui n’amuse que moi!

(*) La treizième heure, éd. P.O.L., 23 €. Parution le 18 août.

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