Voyages intérieurs
Parus juste avant l’été, trois romans aussi jouissifs que décalés à rattraper avant la rentrée.
LE PLUS VIRTUOSE Encore un jour de pluie de Sarah Moss
Justine, dès l’aube, court comme une dératée dans la boue. Milly, en pleins ébats, pense au sandwich qu’elle dévorera après. Becky, sombre ado, ne songe qu’à faire le mur… Dans ce roman choral, on trompe l’ennui comme on peut et l’on s’épie les un·es les autres, dans un village vacances tristoune d’Écosse sur lequel la pluie s’abat non-stop. Ce qu’on imaginait comme une simple galerie de portraits, certes tordants et virtuosement brossés, va s’acidifier, comme si d’impalpables dangers prenaient corps, comme si même la nature se tendait tout entière dans l’attente d’une catastrophe, laquelle pourrait bien venir des frictions qui couvent, à bas bruit, entre domesticité et vivre-ensemble.
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laure Manceau, éd. Actes Sud, 22 €.
LE PLUS PALPITANT Quand j’étais jeune de Norbert Gstrein
Quel déroutant narrateur que ce Franz: à la première personne, il nous ouvre ses tréfonds, tout en passant sous silence des faits essentiels sur lesquels il revient de-ci de-là, à mesure du récit. Dans sa jeunesse, il fut photographe de mariages dans les Alpes tyroliennes, jusqu’à ce qu’une mariée chute inexplicablement dans un ravin. Puis le voilà prof de ski dans les Rocheuses, où l’un de ses vieux élèves développe des sentiments troubles à son endroit. Il y a encore une Sarah, dont il ressasse le souvenir, même s’il n’y eut entre elle et lui qu’un baiser – mais fut-il consenti? C’est une sorte de polar socio-philosophique que tresse Norbert Gstrein, l’une des plumes germanophones les plus à suivre, où l’on ne sait jamais bien comment les désirs et les culpabilités s’enchevêtrent. Mais ces noeuds nous tiennent par le col, haletant·e, jusqu’à la dernière page. Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier
Le Lay, éd. Grasset, 24 €.
LE PLUS FANTASQUE Alice au pays des femmes de Patricia Reznikov
Comment cartographier ce «pays des femmes» dont Patricia Reznikov floute joliment les contours ? Comme dans le «pays des merveilles» de Lewis Carroll, des créatures fascinantes et anxiogènes surgissent : le lapin en retard devient lapine obsédée par l’horloge biologique, le chat du Cheshire mute en chatte du Loir-et-Cher au sourire perpétuel, tandis que la tortue, ici, pleure le sort des filles martyres. À leur contact, Alice se perd, se fortifie, cheminant entre les injonctions pour faire de ce « pays » le sien. En miroir, l’auteure nous narre aussi la trajectoire d’Alicia, fille un peu androgyne éprise de livres et de langue russe qui, elle, tente de naviguer bon an, mal an parmi ses semblables des deux sexes. À l’arrivée, une fable d’apprentissage mi-mignonne mi-percutante, dont les doubles fonds, sens cachés et multiples dimensions ravissent.
Éd. Flammarion, 21 €.