Marie Claire

Voyages intérieurs

Parus juste avant l’été, trois romans aussi jouissifs que décalés à rattraper avant la rentrée.

- Par Thomas Jean

LE PLUS VIRTUOSE Encore un jour de pluie de Sarah Moss

Justine, dès l’aube, court comme une dératée dans la boue. Milly, en pleins ébats, pense au sandwich qu’elle dévorera après. Becky, sombre ado, ne songe qu’à faire le mur… Dans ce roman choral, on trompe l’ennui comme on peut et l’on s’épie les un·es les autres, dans un village vacances tristoune d’Écosse sur lequel la pluie s’abat non-stop. Ce qu’on imaginait comme une simple galerie de portraits, certes tordants et virtuoseme­nt brossés, va s’acidifier, comme si d’impalpable­s dangers prenaient corps, comme si même la nature se tendait tout entière dans l’attente d’une catastroph­e, laquelle pourrait bien venir des frictions qui couvent, à bas bruit, entre domesticit­é et vivre-ensemble.

Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Laure Manceau, éd. Actes Sud, 22 €.

LE PLUS PALPITANT Quand j’étais jeune de Norbert Gstrein

Quel déroutant narrateur que ce Franz: à la première personne, il nous ouvre ses tréfonds, tout en passant sous silence des faits essentiels sur lesquels il revient de-ci de-là, à mesure du récit. Dans sa jeunesse, il fut photograph­e de mariages dans les Alpes tyrolienne­s, jusqu’à ce qu’une mariée chute inexplicab­lement dans un ravin. Puis le voilà prof de ski dans les Rocheuses, où l’un de ses vieux élèves développe des sentiments troubles à son endroit. Il y a encore une Sarah, dont il ressasse le souvenir, même s’il n’y eut entre elle et lui qu’un baiser – mais fut-il consenti? C’est une sorte de polar socio-philosophi­que que tresse Norbert Gstrein, l’une des plumes germanopho­nes les plus à suivre, où l’on ne sait jamais bien comment les désirs et les culpabilit­és s’enchevêtre­nt. Mais ces noeuds nous tiennent par le col, haletant·e, jusqu’à la dernière page. Traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier

Le Lay, éd. Grasset, 24 €.

LE PLUS FANTASQUE Alice au pays des femmes de Patricia Reznikov

Comment cartograph­ier ce «pays des femmes» dont Patricia Reznikov floute joliment les contours ? Comme dans le «pays des merveilles» de Lewis Carroll, des créatures fascinante­s et anxiogènes surgissent : le lapin en retard devient lapine obsédée par l’horloge biologique, le chat du Cheshire mute en chatte du Loir-et-Cher au sourire perpétuel, tandis que la tortue, ici, pleure le sort des filles martyres. À leur contact, Alice se perd, se fortifie, cheminant entre les injonction­s pour faire de ce « pays » le sien. En miroir, l’auteure nous narre aussi la trajectoir­e d’Alicia, fille un peu androgyne éprise de livres et de langue russe qui, elle, tente de naviguer bon an, mal an parmi ses semblables des deux sexes. À l’arrivée, une fable d’apprentiss­age mi-mignonne mi-percutante, dont les doubles fonds, sens cachés et multiples dimensions ravissent.

Éd. Flammarion, 21 €.

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