Marie Claire

L’eldorado cruel de Tori et Lokita

Les frères Dardenne frappent un grand coup avec un thriller social implacable sur le sort inhumain réservé à des enfants qui ont fui leur pays. Magistral.

- Par Emily Barnett

LE CINÉMA DES FRÈRES DARDENNE EST UNE ÉNIGME. À chaque long métrage, il se simplifie – mise en scène plus sèche, intrigue qui file à toute allure, épure du jeu des comédiens. Comme si, avec l’âge, les deux Belges allaient à l’essentiel. Mais au lieu de perdre en force ou de tomber dans le piège du manichéism­e, chaque fois, ils accouchent d’un film météorite. Une oeuvre qui vient percuter notre regard et y laisser une empreinte indélébile. Une blessure. Cette fois, nos yeux brûlent pour Tori et Lokita, deux jeunes exilé·es du Bénin. Le premier, gamin débrouilla­rd, a obtenu ses papiers en échappant au destin des enfants accusés de sorcelleri­e. Mais Lokita, grande fille grave, sa soeur d’adoption, se heurte aux enquêteurs d’immigratio­n. Pour survivre – et payer leur dette au passeur –, ils refourguen­t la drogue d’un restaurate­ur qui, par ailleurs, viole Lokita à plusieurs reprises. Celle-ci échoue dans le sous-sol d’une usine à cannabis, dont elle doit arroser les plants. Enterrée vivante, c’est là que le cauchemar redouble.

UN CONTE PEUPLÉ D’OGRES

Voilà ce que réussit le duo de réalisateu­rs – et qu’ont tendance à déréaliser la plupart des journaux télévisés: nous faire prendre conscience de l’état de misère auquel est réduite une partie de l’humanité – migrants et sans-papiers perdus dans le faux eldorado de l’Europe. Car horrifié·es, on l’est. Le film est un conte peuplé d’ogres, de pièges et de forêts maléfiques, qui nous interdit de reprendre notre souffle ou de détourner les yeux. Les plans savamment cadrés produisent une suffocatio­n. L’engrenage du destin – on est dans la tragédie – file trop vite pour laisser entrer psychologi­e, morale ou affect. Et lorsque le couperet final tombe, on se sent parfaiteme­nt idiot·e et impuissant·e, sonné·e par une cruauté qu’il serait mal venu d’attribuer aux cinéastes. Car dans sa trajectoir­e impitoyabl­e, Tori et Lokita a aussi laissé une grande déflagrati­on d’amour.

De Luc et Jean-Pierre Dardenne, avec Pablo Schils, Joely Mbundu, Alban Ukaj…

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Joely Mbundu (Lokita) et Pablo Schils (Tori).

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