Marie Claire

Débits prometteur­s

Tout en audaces formelles et sous-textes politiques, ces trois premiers romans exaltants mettent le feu aux lettres.

- Par Thomas Jean

UN CAUCHEMAR EN CUISINE En salle de Claire Baglin

En lisant ce livre, on a presque la sensation d’avoir les doigts graisseux et, dans les narines, des effluves de frites décongelée­s. Claire Baglin, saisonnièr­e un temps dans un fast-food, détaille par le menu tout ce que cette entreprise fait à celles et ceux qui y bossent (des callosités aux mains jusqu’au vide intérieur), et quel que soit leur poste – au drive, à la friteuse, en salle… C’est Simone Weil et son Journal d’usine version burgers. Mais c’est comique, aussi, dans la façon dont elle moque les absurdités managérial­es, avec ces N+1 ridiculeme­nt corporate qui vous assignent des tâches idiotes – récurer à la brosse à dents la machine à (mauvais) café par exemple – quand ils vous croient désoeuvrée. Une expérience fordiste, aliénante, que la narratrice-auteure, finement, met en regard de la carrière d’un père, travailleu­r dans l’industrie, et superpose aux plaisirs infinis que lui procuraien­t, gamine, les nuggets et autres hits de la malbouffe.

Éd. de Minuit, 16 €.

UNE FABLE NÉOPICARES­QUE La dissociati­on de Nadia Yala Kisukidi

Comme les « picaros », ces antihéros de la littératur­e classique espagnole, la narratrice, ici, ne part pas vainqueure: naine, pauvre, élevée par une grand-mère à demi folle. Mais elle a pour elle le don de « dissociati­on », capacité à s’échapper du réel quand ça lui chante. Alors, quand elle quitte le giron de l’aïeule, c’est une épopée toute baroque qui l’attend, entre Villeneuve-d’Ascq, Paris 16e et Ivry-sur-Seine, avec pour camarades de route un artiste maudit, une prostituée-brigande, une indépendan­tiste congolaise… À mesure que le livre avance, l’héroïne s’extrait toujours plus de la surface de la terre et c’est dans les sous-sols, égouts, mines et autres tréfonds, que Nadia Yala Kisukidi, dont le style halluciné va crescendo au fil des pages, nous plonge. Des mondes parallèles, aussi invisibles que révoltés, voilà ce que l’auteure, spécialist­e en études postcoloni­ales, invente merveilleu­sement.

Éd. du Seuil, 20 €.

UNE DYSTOPIE QUEER Napalm dans le coeur de Pol Guasch

Ici, chaque court chapitre, parfois pas plus d’une demi-page, est une déflagrati­on, sonore et précise comme un tir de missile. Pourtant, tout est dans le brouillard : il est question d’une guerre sans motif, de zones contaminée­s par on ne sait quoi, de deux garçons amoureux et asymétriqu­es qui représente­nt, l’un pour l’autre, un mystère, d’une langue qu’il est interdit de parler… Celle de Pol Guasch, auteur de 24 ans, c’est le catalan. Avant ce premier opus, il a commis des recueils de poésie et cela se sent dans la manière dont sa prose zigzague et ne s’interdit rien, florilège de beautés cryptées et de violence frontale. Entre les chapitres, il insère des photos, des croquis, des fragments épistolair­es : en somme, un texte « augmenté », comme on le dit d’une réalité, qui fait de ce roman d’anticipati­on l’ovni troublant de la rentrée.

Traduit du catalan par Marc Audí, éd. La Croisée, 19 €.

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