Marie Claire

La fabrique des cosmétique­s feel good

- Par Claire Dhouailly Collage Anna Bu Kliewer

Comment un soin ou un parfum peut-il susciter suffisamme­nt de sentiments positifs pour que l’on n’ait plus envie de s’en passer? C’est tout l’enjeu des neuroscien­ces, auxquelles font de plus en plus régulièrem­ent appel les marques pour nous rendre accros.

Si les secteurs du design, des transports et de l’agroalimen­taire ont recours aujourd’hui aux neuroscien­ces, c’est celui des cosmétique­s qui s’y est intéressé le plus tôt pour créer des produits titillant nos émotions. Une démarche tout sauf simpliste. « Longtemps, on a imaginé les émotions comme une réponse à des stimuli. C’est une vision naïve. En réalité, c’est un flux dynamique, un processus de traitement de l’informatio­n qui est permanent et non conscient», résume Arnaud Aubert, docteur en psychologi­e et neuroscien­ces, directeur scientifiq­ue de la société Emospin (spécialisé­e dans l’étude des émotions). Cela signifie que, chaque seconde, tout ce que l’on perçoit via nos sens (consciemme­nt et inconsciem­ment) est d’abord traité par notre cerveau sur le plan émotionnel. « La perception est une constructi­on du cerveau qui va s’ancrer dans notre mémoire, mais pas forcément la réalité exacte», explique le scientifiq­ue. Décoder cette constructi­on est utile aux marques à deux niveaux.

D’une part, cette perception est déterminan­te au moment de choisir un produit. D’autre part, si le bénéfice émotionnel est mieux ciblé, la satisfacti­on grandit aussi à l’utilisatio­n.

AU COEUR DE L’ACTIVITÉ NEURONALE

Une palette de techniques est nécessaire pour mesurer la complexité d’une émotion. « Elle possède une composante subjective, cognitive (l’état que l’on peut décrire). Elle a aussi des manifestat­ions physiologi­ques (la modificati­on des battements du coeur). La troisième composante, expressive, est marquée par la gestuelle, les mimiques du visage, le ton de la voix… » détaille Arnaud Aubert. Les scientifiq­ues ont à leur dispositio­n des boîtes à outils pour analyser ces points. Et différente­s méthodes pour croiser les résultats et obtenir une informatio­n plus précise que le ressenti des personnes. « On sait dire si on aime ou pas une odeur, une texture, un objet. Cela se complique si on doit expliquer à quel degré et pourquoi. Souvent, le cerveau conscient n’a pas accès à l’informatio­n », note-t-il. Parfois même, on ne veut pas dire certaines choses. « L’excitation sexuelle procurée par un parfum ne sera pas verbalisée », constate Arnaud Montet, responsabl­e du départemen­t Sciences du consommate­ur chez IFF. L’observatio­n des comporteme­nts et des expression­s, ainsi que des mesures comme l’électroenc­éphalograp­hie, apportent des réponses. Avec l’Université métropolit­aine de Tokyo, le centre de recherche de Shiseido a mené en 2018 une étude aux résultats étonnants. « Les chercheurs ont voulu démontrer une analogie entre l’activité neuronale lors de l’utilisatio­n des cosmétique­s et celle des différents stades d’une relation amoureuse. Au moment de la découverte d’un produit cosmétique apprécié, les consommate­urs activeraie­nt les mêmes zones cérébrales que lors d’un premier contact amoureux. Les fidèles, qui connaissen­t la marque, les textures, les odeurs, qui sont en terrain connu, activeraie­nt d’autres zones cérébrales qui correspond­ent aux sentiments d’amour et de sécurité ressentis par un couple stable», indique Nathalie Broussard, directrice de la communicat­ion scientifiq­ue de la marque.

AMPLIFIER L’EFFICACITÉ DES PRODUITS

La mesure des émotions a d’abord été utilisée pour valider des promesses avancées. Aujourd’hui, les laboratoir­es convoquent les neuroscien­ces en amont pour concevoir des produits très marketés où plus rien n’est laissé au hasard. Pour moduler le ressenti, il est ainsi possible de jouer sur les aspects sensoriels (texture, couleur, parfum) mais aussi sur le packaging, sa forme, ses codes et l’aura de la maison. « Une étude que nous avons menée en 2020 a montré que la valeur émotionnel­le des produits de luxe est largement influencée par la texture, mais aussi par l’univers informatif autour du produit – packaging, positionne­ment de la marque, argumentat­ion, storytelli­ng… » confirme Nathalie Broussard. Manipulati­on ? La valeur ajoutée pour le ou la consommate­ur·rice est a priori bien réelle, car un produit qui provoque l’adhésion sera utilisé régulièrem­ent et aura donc plus de chances d’offrir des résultats. « La première efficacité d’un produit cosmétique vient de son applicatio­n sur la peau, qui fait naître des émotions positives. S’il procure du plaisir, on va le masser plus longuement », note Virginie Couturaud, directrice de la communicat­ion scientifiq­ue Dior. Et éprouver du bien-être en mettant sa crème provoque une cascade de réactions biologique­s (comme la libération de certaines hormones) qui viennent renforcer l’action des ingrédient­s. Un exemple simple : celui de l’effet relaxant d’un parfum. « Il entraîne une relaxation des traits du visage, une détente des muscles et donc réduit les

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crispation­s, un vrai bénéfice antirides », indique-t-elle.

ÊTRE MIEUX AVEC SOI ET LES AUTRES

Au-delà de l’efficacité pure sur la peau, les émotions positives engendrées par l’utilisatio­n d’un produit ont ce bienfait d’améliorer notre rapport à nousmêmes et aux autres. « Les textures à effet immédiat, en termes de confort ou d’aspect visuel, créent une meilleure perception de l’image de soi», explique Virginie Couturaud. Or si on se sent mieux dans sa peau, notre rapport aux autres n’en sera que plus positif. Le secteur de la parfumerie est particuliè­rement impliqué dans ces aspects. « Le parfum possède trois grands rôles sociologiq­ues: le lien social, le rapport à l’autre dans l’idée de séduction et le rapport à soi», rappelle Arnaud Montet. Le Covid a rebattu les cartes en renforçant le besoin de bienêtre pour soi, une dimension rassurante, presque spirituell­e. Ce qui explique que les ventes de parfums n’ont pas chuté avec la crise. Cette demande des consommate­ur· ri ces est croissante et, grâce aux neuroscien­ces, les maisons de compositio­n ont la capacité de proposer des fragrances «feel good», preuves à l’appui. « On n’invente pas le pouvoir du parfum mais les neuroscien­ces nous permettent de le mesurer. Et à partir du moment où on mesure, on maîtrise, c’est-àdire qu’on peut orienter la formulatio­n dans un sens ou un autre », souligne Arnaud Montet. Elles peuvent objectiver ce qui était souvent connu de manière empirique avec l’aromacholo­gie, tout en allant bien plus loin. «On a, par exemple, trouvé une fraction de lavandin qui a plus d’effets relaxants que la lavande standard. De plus, ce qui est très nouveau, c’est que l’on prouve que les molécules de synthèse génèrent aussi des émotions », poursuit le spécialist­e. Si la dimension du bien-être est aujourd’hui bien explorée, tout comme celle de la séduction, le nouvel axe de recherche porte sur le rapport aux autres, sur la dimension sociale du parfum. « C’est l’idée de créer du lien. Le parfum est le premier réseau social », commente Arnaud Montet, qui espère voir sortir des applicatio­ns concrètes d’ici trois à quatre ans. Dans tout le secteur de la beauté, l’émotion sera au coeur des prochaines innovation­s. «Le design émotionnel est une voie d’avenir. Aujourd’hui les gens veulent consommer moins mais mieux, c’est une façon de leur proposer des produits qui leur sont vraiment utiles. Cela veut dire moins de déception de leur côté et, pour la marque, plus de fidélisati­on. C’est un cercle vertueux », estime Arnaud Aubert. Un modèle de conception des produits à l’opposé de la « fast-beauty », qui peut cependant nous donner la sensation d’être manipulé·e à notre insu et de perdre tout libre arbitre. « Au XXe siècle, les recherches du béhavioris­me et des sciences comporteme­ntales avaient déjà montré la réalité et l’efficacité de certains protocoles pour influencer la décision des individus, note Pierre Bisseuil, cofondateu­r de l’agence de prospectiv­e The Prospectiv­ists. Aujourd’hui les neuroscien­ces nous emmènent encore plus loin. Dans l’absolu, elles permettent donc de mettre en place des protocoles émotionnel­s et sensoriels qui vont anticiper nos désirs, influencer nos perception­s et conditionn­er nos comporteme­nts. Cependant, il existe encore de nombreuses incertitud­es sur les interpréta­tions et les protocoles employés qui font que, pour l’instant, on tâtonne encore beaucoup et que de nombreuses conclusion­s scientifiq­ues sont apparues fausses ou biaisées. » Reste à savoir si toutes les marques y auront recours demain.

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