Marie Claire

Le rouge à lèvres

L’OBJET ICONIQUE DE REBECCA BENHAMOU

- Illustrati­on Hina Hundt

Que disent de nous, et du monde dans lequel nous vivons, ces accessoire­s familiers, brosse à cheveux, miroir ou rouge à lèvres, qui chaque matin nous aident à façonner notre image? C’est ce langage muet mais hautement symbolique que décrypte la journalist­e et écrivaine (1).

“QUE CE SOIT LE SOUVENIR D’UNE MÈRE APPLIQUANT DU ROUGE SUR

ou les lèvres maquillées que l’on presse sur un SA BOUCHE miroir, ou un bout de papier pour y laisser une trace, ou encore le tube que l’on extrait d’un sac à main entre deux stations de métro pour se faire une retouche, le rouge à lèvres fait partie de ces objets du quotidien qui en disent long sur notre intimité et sur la façon dont nous nous mettons en récit dans l’espace public. Avant l’épidémie de Covid-19, qui a fait chuter l’achat de bâtons de rouge du fait du port du masque, il s’en vendait en Europe environ dix chaque seconde. En 2019, aux États-Unis, sept Américaine­s sur dix en faisaient usage tous les jours. Sexy, joyeux, vulgaire, vieux jeu, subversif, criard: dans l’inconscien­t collectif, il n’est jamais consensuel. À celui ou celle qui le remarque, il peut évoquer, selon le lieu et l’époque, l’affirmatio­n de soi, la séduction, la passion ou encore l’interdit. C’est qu’il y a tant d’invisibles dialectiqu­es, tant de choses à lire, entre les pigments du rouge. La couleur à elle seule est éloquente. Elle réécrit la grammaire d’un visage, biaise le regard que l’on va poser sur lui. Quant aux lèvres, qui renvoient au goût, à la sensualité, au souffle mais aussi à la voix, et donc à l’expression de l’opinion et de l’émotion, elles ne sont pas un support neutre. Sursignifi­er sa bouche, c’est une déclaratio­n. Mais de quoi? Peut-être la volonté d’apparaître davantage, dans cet espace public où les femmes se battent encore pour se faire une place.

(dont Cléopâtre et TANTÔT UTILISÉ PAR DES FEMMES DE POUVOIR

Elizabeth I d’Angleterre), tantôt associé au monde de la prostituti­on, le fard rouge, qui remonte à l’Égypte antique, est aussi porté, des siècles plus tard, par des hommes à la cour de Versailles. On dit alors que plus le rouge est vif, plus le rang social est haut. Ce n’est qu’à la fin des révolution­s industriel­les que le rouge à lèvres va peu à peu se démocratis­er, se glisser dans les sacs à main, sur les coiffeuses et dans les minaudière­s: sur la bouche des suffragett­es, il devient un symbole politique tandis qu’elles manifesten­t pour obtenir le droit de vote ; sur celles des garçonnes, mais aussi sur celles des “vamps” hollywoodi­ennes qui crèvent l’écran des salles obscures, il incarne un vent de liberté de moeurs qui souffle sur les années folles; quant aux soldates américaine­s, durant la Seconde Guerre mondiale, elles le porteront comme un signe patriotiqu­e et contre le nazisme (Adolf Hitler ayant eu la réputation de détester le fard rouge). De décennie en décennie, le rouge à lèvres devient un petit paradoxe de poche, symbole à la fois de l’émancipati­on des femmes… et de leur soumission à des canons de beauté: dans les années 50, il n’a plus le pouvoir de subversion qu’il avait jadis et devient l’uniforme par excellence de la mère à foyer, d’un “american way of life” bien rangé. Comme si, d’un trait rouge, on leur barrait la bouche pour les réduire à silence. En 1968, à l’aune de la “deuxième vague” du féminisme, il est même jeté symbolique­ment par des militantes américaine­s, avec des fers à lisser et des soutiens-gorges, dans une “poubelle de la liberté”, pour s’affranchir des codes d’une féminité trop pesante et corsetée… Avant d’être récupéré vingt ans plus tard par d’autres, surnommées “lipstick feminists”, qui revendique­nt un courant qui n’est pas incompatib­le avec ces mêmes codes.

DE DROITE, DE GAUCHE, PROGRESSIS­TE À SES HEURES, PATRIOTE

le rouge à lèvres est caméléon. Sa force narrative À D’AUTRES, est si puissante qu’il est récupéré par tous les camps. “Vous connaissez la différence entre une ‘hockey mom’ et un pitbull ?

(2)

Le rouge à lèvres”, s’exclame en 2008 la Républicai­ne Sarah Palin, colistière du candidat John McCain. Utilisé à droite pour exalter une ultra-féminité au parfum suranné, le rouge est brandi huit ans plus tard par Hillary Clinton à l’investitur­e démocrate, et de nouveau en 2019 par la congresswo­man Alexandria Ocasio-Cortez lorsqu’elle prête serment. Les deux femmes portent alors un complet blanc et des lèvres rouges – clin d’oeil aux suffragett­es américaine­s. Pas seulement le porte-voix des élites, le rouge est aussi un étendard sur les réseaux. Du mouvement #SoyPicoRoj­o (“je suis un bec rouge”), porté au Nicaragua en 2018 par la militante Marlen Chow, à #Vermelhoem­Belem (“rouge à Belem”) durant les élections portugaise­s de 2021, l’usage du rouge est mis en scène par des hommes et des femmes sur la Toile pour lutter contre le sexisme, dénoncer la montée des extrêmes ou la politique d’un gouverneme­nt. Ainsi, cinq ans après #MeToo, alors que des paroles continuent de se libérer, la question se pose: le rouge a-t-il encore un rôle à jouer? Assurément, oui.»

1. Auteure de Sur la bouche. Une histoire insolente du rouge à lèvres, éd. Premier Parallèle, 2021, et de Les habitués du temps suspendu, éd. Fayard, 2022. 2. Une mère américaine habitant la banlieue, gérant enfants, famille et travaillan­t pour un deuxième salaire.

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