Flipper ? Inside futur
« Ces études se sont notamment basées sur la créativité et la dextérité manuelle requises par un emploi pour déterminer s’il est automatisable ou non », commente Gregory Verdugo, chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne3. Plus fine, une étude de l’OCDE4 distingue les différentes tâches d’un même emploi et tient compte du degré d’interaction avec les clients ou les collègues, une capacité gourmande en adaptabilité et, pour l’heure, non automatisable à 100 %. Résultat : « seulement » un emploi sur dix serait menacé par la prochaine « robolution » dans les pays les plus industrialisés.
Avec une approche similaire, l’enquête Insee/DARES5 arrive à 15 % d’emplois automatisables pour la France. « Bien malin en vérité qui peut prédire ce qui sera techniquement automatisable », intervient Gregory Verdugo selon lequel aucun de ces chiffres ne fait sens. « En 2004, Frank Levy et Richard Murnane, deux économistes de Harvard, classaient la conduite parmi les activités qui échapperaient aux révolutions technologiques parce qu’elle réclame de s’adapter à des situations non prévues. Six ans après la sortie de leur livre, les Google Cars sillonnaient les routes californiennes… », illustre l’économiste.
« Jusqu’à présent, ce sont surtout les emplois non qualifiés qui ont été pourvus ou modifiés par des machines, dans les usines principalement. Aujourd’hui, c’est le caractère routinier ou non d’une activité qui est pris en compte, le fait de suivre une suite d’actions selon un protocole strict », analyse Gilles Saint-Paul, chercheur au sein de l’unité Paris-Jourdan Sciences Économiques6. Et routinier ne rime pas forcément avec peu qualifié. Jardiniers et plombiers tirent ainsi leur épingle du jeu, en partie grâce à la souplesse de leurs gestes et à leur facilité de déplacement, bien loin de celles des robots. Tandis que les cols blancs ont de quoi trembler sérieusement, à commencer par les comptables jugés à l’unanimité « très automatisables ».
Selon le New York Times, de nombreuses banques américaines développent des « robo-advisors », logiciels qui gèrent le patrimoine et font fructifier l’argent de leurs clients. Au Japon, Watson, la célèbre intelligence artificielle d’IBM, remplace trentequatre employés d’une compagnie d’assurance-vie, soit un quart des effectifs. Et on teste des algorithmes pour conseiller juges et avocats à partir de décennies de jurisprudence ou pour distinguer entre mille une tumeur maligne. Chaque jour, ou presque, de nouvelles prouesses émaillent la rubrique high-tech des webzines, laissant perplexes les jeunes cadres dynamiques.
« Ce qui est amusant, c’est que chacun croit qu’il n’est pas remplaçable par une vulgaire machine, mais je pense qu’à long terme, on finira tous par y passer », soutient Serge Abiteboul, chercheur au Département d’informatique de l’École normale supérieure (DI ENS)7, qui imagine sans état d’âme déléguer une part importante de la recherche scientifique aux intelligences artificielles (IA) du futur. « En biologie par exemple, séquencer un gène était un sujet de thèse acceptable il y a quelques années, maintenant c’est entièrement automatisable. Et dans la plupart des domaines de recherche, une grosse partie du travail est déjà faite par les machines », abonde Gilles Saint-Paul, également prêt à céder son fauteuil à une IA pondeuse de modèles économiques. Mais alors quid de la créativité, nécessaire dans ces activités intellectuelles ? « Les programmes d’échec ou de jeu de go jouent parfois des coups créatifs auxquels les humains n’auraient pas forcément pensé. La création n’est pas le but principal des machines actuellement, mais avec des générateurs de nombres aléatoires, elles peuvent produire des quantités pharaoniques de choses qui sont ensuite triées via des mécanismes de sélection : la plupart partira à la poubelle mais dans le lot, il y aura des idées intéressantes », répond Gilles Saint-Paul. « D’ailleurs, il y a déjà des productions artistiques réalisées par des machines, en arts graphiques, en écriture de scénarios, etc. La question est plutôt : aura-t-on envie de lire le roman écrit par un algorithme ? », interroge Serge Abiteboul.
À long terme, il n’y aurait donc pas d’obstacle théorique à une automatisation totale. Il y a ainsi 50 % de chance que l’IA soit plus performante que nous en toutes tâches dans quarante-cinq ans en moyenne, et automatise tous les métiers dans cent vingt ans, selon les 352 experts en IA interrogés par une équipe d’Oxford8, qui situent la rédaction d’un best-seller et la maîtrise d’une chirurgie aux alentours de l’an 2050.
Quant à la gaucherie des robots ambulants, c’est un faux problème : « Certes, le plombier humain se contorsionne pour atteindre les bons tuyaux et boulons, mais on peut repenser et standardiser l’organisation spatiale de nos installations pour que ces mouvements complexes ne soient plus nécessaires », estime Raja Chatila, directeur de l’Institut des systèmes intelligents et de robotique (Isir)9, faisant remarquer que la méthodologie de son lave-vaisselle est totalement différente de la sienne pour arriver à un résultat identique… Idem pour les robots Kiva des entrepôts de la société Amazon. Comme le choix et la préhension sur les étagères des objets à expédier est un vrai casse-tête pour un robot avec des bras, la société de vente a changé la nature de la tâche à accomplir : les robots, sortes de « coffres à roulettes », se contentent de glisser sous les étagères et de les soulever pour les apporter entières à un employé (humain), qui, en bout de chaîne, n’a plus qu’à lever le bras pour y prendre le bon article à expédier.
Rendre automatisable n’importe quelle tâche
« Le processus est repensé pour que les tâches non routinières soient remplacées par des tâches routinières automatisables, dans le même esprit que la chaîne d’assemblage de Henry Ford », commente Gilles Saint-Paul. Selon lui, toute tâche peut se découper en une suite d’actions à accomplir strictement. « La distinction routinier/non routinier n’est pas immuable. Une fois qu’on comprend bien une tâche, toutes peuvent devenir routinières », affirme-t-il. Dans ce cas, ne faudra-t-il pas garder un humain « dans la boucle » pour prendre les décisions finales, notamment en médecine et dans le domaine de la justice ?
Le besoin de maintenir ainsi la machine à un traditionnel rang de simple outil, inévitable condition brandie par les cols blancs en voie de remplacement, laisse Gilles Saint-Paul sceptique : « Je ne suis pas certain que des arguments techniques le prouvent. En revanche, il faudra bien entendu considérer les problèmes d’éthique et de responsabilités juridiques ou morales que cela peut poser, ainsi que l’acceptation des citoyens et des consommateurs. Même s’il faut garder quelques humains au travail pour superviser les machines et prendre les décisions finales, on peut imaginer qu’à long terme, on sera plus proche d’un cas limite du type un humain pour cinq cents machines », projette l’économiste qui a élaboré six scénarios pour un tel monde.
Par Eric Petit Adjoint rédaction : Jeanot Pierrick
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