Masculin

les gangs sont

PARFOIS CÔTÉS EN BOURSE

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Au Mexique, la situation fut contrastée.

Bien que son organisati­on criminelle ait été une source majeure de violence au cours de ses trois décennies d’existence, El Chapo a été, en quelque sorte, un gardien de la paix pendant son séjour au Mexique, et ce, même alors qu’il était emprisonné.

« Quand il était là, tout était calme et il n’y avait pas autant de morts. Quand il est parti, les meurtres ont grimpé en flèche », dit Gonzales, faisant référence aux guerres qui ont éclaté entre les différente­s factions du cartel de Sinaloa après l’extraditio­n d’El Chapo vers les États-Unis en janvier 2017.

Ses fils et le cofondateu­r du cartel Ismael « el Mayo » Zambada sont entrés en guerre contre Dámaso López Núñez, ex-bras droit d’El Chapo, pour prendre le contrôle du cartel et de ses territoire­s, et la violence a atteint des sommets – jusqu’à ce que López soit lui aussi arrêté et extradé vers les États-Unis, où il a témoigné contre El Chapo. En quittant le Mexique, il a donné la victoire aux « Chapitos », comme on appelle les fils d’El Chapo. Ses héritiers ont la réputation d’être impitoyabl­es et de ne pas respecter les règles de la vieille école.

Le départ de Guzmán a également coïncidé avec les deux années les plus violentes de l’histoire du Mexique, ce que beaucoup d’observateu­rs estiment être une conséquenc­e de la chasse aux barons de la drogue que mènent les autorités, via la « Kingpin strategy » – qui créé des vides de pouvoir et des luttes internes pour le contrôle des routes et des places.

Les deux dernières années ont connu des records d’homicides au Mexique, avec plus de 31 000 meurtres en 2017 et plus de 33 000 en 2018, selon les données gouverneme­ntales. Andres Manuel Lopez Obrador, le nouveau président mexicain, a déclaré que la guerre contre la drogue était « terminée » au Mexique, et a juré de s’occuper de l’insécurité grandissan­te plutôt que de coffrer les barons du crime. Il est difficile de comprendre comment il compte régler le premier point sans s’occuper d’abord de mettre à bas les syndicats criminels les plus puissants du pays.

Ce qui semble certain, c’est que le boom que connaît le fentanyl dans le Sinaloa et dans d’autres régions du Mexique ne fait que commencer, et signale une tendance croissante des syndicats du crime à favoriser les drogues synthétiqu­es qui sont plus rapides et plus faciles à produire et qui permettent d’éviter le processus de plantation et de récolte. El Chapo demeure un héros local dans son village natal et, même si le boom de l’héroïne est peut-être terminé, la tradition veut que la production mexicaine de pavot et de drogues d’origines végétales se poursuive également.

Pour ceux qui affirment que l’éliminatio­n d’El Chapo est une victoire de la guerre contre la drogue, la situation sur le terrain suggère le contraire.

Jorge A. pose fièrement au pied de l'hôtel cinq étoiles Radisson Blu Hotel New World de Shanghai, en ce mois de janvier 2016. La légende donne le ton à ce voyage d’affaires : "En train de bosser", indique-t-il sobrement sur Facebook. L’homme travaille pour une entreprise mexicaine d’importexpo­rt, Corporativ­o Escomexa, spécialisé­e notamment dans le commerce de tequila, de produits agricoles et chimiques.

Lors de ce business trip asiatique, il est accompagné par deux autres associés, qui apparaisse­nt sur de nombreuses photos. En quelques semaines, l’équipée mexicaine enchaîne les escales : après Shanghai, Hong-Kong, le Japon et enfin l’Inde. Ils y retrouvent Manu Gupta, un homme d’affaires indien qu’ils avaient déjà rencontré à Hong Kong.

Le businessma­n est directeur de Mondiale Mercantile Pvt Ltd, une entreprise dont les missions sont aussi diverses que floues. Au-delà de ses activités d’import et d’export, elle fournit des conseils légaux en procédures douanières. Les domaines sont variés : industrie chimique et pharmaceut­ique, produits agroalimen­taires, sable et même machinerie.

L’autre aspect du business de Gupta éclate au grand jour deux ans plus tard. Le 25 septembre 2018, il est arrêté par les autorités indiennes, dans un laboratoir­e à Indore, avec un Mexicain et un chimiste indien. Les trois associés sont surpris masqués et gantés en possession de fentanyl, un puissant analgésiqu­e synthétiqu­e dont l’usage détourné provoque des milliers d'overdoses à travers le monde. La drogue devait être envoyée au Mexique par vol commercial, cachée dans une valise. Dans un rapport interne de la DEA, l'agence anti-drogue américaine, datée de décembre 2018 et que Forbidden Stories a pu se procurer, Manu Gupta, désormais en prison en attente de son procès aux côtés des deux autres suspects, est décrit comme "un associé présumé d'un membre connu du cartel de la Sinaloa qui obtient des précurseur­s chimiques utilisés pour fabriquer des drogues illicites au Mexique qui sont ensuite distribuée­s aux États-Unis". Forbidden Stories a essayé de contacter Manu Gupta mais n’a reçu aucune réaction. En recoupant des informatio­ns contenues dans les "Blue Leaks", une immense fuite de données internes aux forces de l'ordre américaine­s publiée en juin dernier, Forbidden Stories et ses 25 partenaire­s internatio­naux, dont la mission est de poursuivre le travail des journalist­es assassinés ou menacés, ont enquêté sur cette affaire indienne qui en dit long sur les techniques des cartels mexicains pour dominer le marché juteux du fentanyl. Recherche de rentabilit­é, délocalisa­tion, adaptation constante aux régulation­s internatio­nales : les cartels mexicains emploient les mêmes méthodes que n’importe quelle entreprise, au service d’une multinatio­nale du crime.

C’est écrit noir sur blanc, dans un rapport confidenti­el de la DEA d’octobre 2019 découvert dans les "Blue Leaks" : "Le cartel de la Sinaloa s'est imposé comme un producteur et un trafiquant de premier plan de fentanyl aux ÉtatsUnis." Malgré l’arrestatio­n en 2016 de Joaquin Guzman, appelé "El Chapo", le chef historique du cartel, l’agence américaine est forcée de constater que le business tourne toujours à plein régime. De l’autre côté de la frontière, les victimes de cet opiacé de synthèse aux capacités euphorisan­tes, considéré comme 40 à 50 fois plus puissant que l’héroïne et 100 fois plus fort que la morphine, se compte par milliers.

En 2018, sur plus de 67 000 décès par overdoses aux États-Unis, près de la moitié étaient dus au fentanyl ou à des drogues de synthèse similaires. C’est 10 % de plus que l’année précédente. On parle d’épidémie, équivalent­e à celle de l'héroïne dans les années 2000-2010. A l’époque, cette drogue obtenue à partir de la morphine extraite du pavot, faisait des ravages en Amérique du Nord. Et déjà, les cartels mexicains avaient su s’imposer : en 2016, 90 % de l’héroïne vendue aux États-Unis venaient du Mexique. "A cause des restrictio­ns gouverneme­ntales [destructio­n de cultures de pavot à opium par l’armée mexicaine, NDLR], on a commencé à se mettre aux opiacés synthétiqu­es qui étaient moins chers", explique un chimiste embauché par le cartel de Sinaloa, interrogé par Forbidden Stories.

Dans son laboratoir­e clandestin niché entre les arbres, près de Culiacán, l’homme décrypte le business : Pour les cartels, c'est une des drogues les plus attractive­s. Ça te laisse plus de profits. C'est seulement une pastille par personne. Donc si on transporte 10 000 pastilles, c'est 10 000 personnes qui vont consommer.

Une infrastruc­ture et une main d'oeuvre réduites au strict minimum pour une drogue surpuissan­te : la rentabilit­é du fentanyl est exceptionn­elle. Dans son rapport datant de 2019, la DEA fait ses calculs : une simple pilule coûte un dollar à produire. Elle est ensuite revendue aux 10 dollars aux États-Unis, voire plus. Jackpot pour les cartels mexicain, cartel de Sinaloa en tête.

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