l'ascension d'un cartel
ET ON APPRÉHENDE L'URGENCE DE LA SITUATION !
Jusqu’à très récemment, c’est la Chine qui fournissait une grande partie du fentanyl vendu aux États-Unis. "Des individus importaient du fentanyl de Chine, en pressant les comprimés dans leur sous-sol et en les mettant en ligne pour de la vente au détail, sur le darknet, ou en rentrant en contact avec un distributeur local pour les vendre dans la rue", explique Bryce Pardo, chercheur pour le think tank américain RAND et expert des politiques en matière de drogues.
Mais le durcissement de la réglementation en Chine, en 2017 et 2019, change la donne : expédier directement le fentanyl est devenu plus risqué. Une opportunité pour les cartels qui voient la possibilité de s’introduire sur le marché en tant qu’intermédiaire : "C’est en synthétisant et en raffinant les précurseurs, pour en faire du fentanyl dans des laboratoires sur place, qu’ils tirent leurs marges de profits", décrypte Falko Ernst, expert du Mexique à l'International Crisis Group.
La Chine reste cependant le principal fournisseur de précurseurs, ces substances chimiques nécessaires pour produire médicaments… et drogues de synthèse.
C’est pour cela que les cartels "ont établi des liens avec elle dès les années 1990-2000", explique Falko Ernst. A l’époque les précurseurs chimiques sont surtout utilisés pour produire de la méthamphétamine.
L’une des notes de la DEA, issue des "Blue Leaks", évoque un circuit très organisé, impliquant des entrepôts à la frontière et des distributeurs vers l’ensemble des États-Unis. Plus bas, elle détaille l’une des techniques du cartel pour s’approvisionner en précurseurs et mentionne l’emploi "d’un individu, basé à Culiacán dans le Sinaloa", une sorte de free-lance. Sa mission : acheter pour le compte du cartel "de grandes quantités supplémentaires de précurseurs chimiques du fentanyl directement en Chine".
Qui est cet homme auquel la DEA fait référence ? Forbidden Stories a relevé de nombreuses coïncidences troublantes au sujet Jorge A., l'homme d'affaires mexicain basé à Culiacán dans le Sinaloa, qui pose aux côtés de Manu Gupta avec ses associés mexicains en 2016. Selon une source des renseignements en Inde, interrogée par un partenaire de Forbidden Stories, Jorge A. ferait l’objet d’une enquête par les autorités américaines. Et certaines des activités de la société d'import-export qui l’emploie posent question. En s’appuyant sur des informations en source ouverte, et avec l’aide de C4ADS (Centre des hautes études de défense), un think tank spécialisée dans l’analyse de données, les journalistes du consortium ont découvert un réseau d’entités connectées à cette société mexicaine, dont la complexité semble vouloir brouiller les pistes.
En ligne, Corporativo Escomexa, la société dont Jorge A. est officiellement l’auditeur – et son "responsable innovation" sur LinkedIn. L’analyse des échanges commerciaux de Corporativo Escomexa révèle plusieurs transactions suspectes, entre septembre à octobre 2016. En l’espace d’un mois, la société reçoit une série d'équipements pharmaceutiques, notamment une machine à presser les pilules, venant d’Inde. A cela s'ajoutent 676 kg de poudre de monohydrate de lactose, de la cellulose microcristalline et de la copovidone. Des produits connus pour être utilisés dans la production de substances narcotiques, notamment du fentanyl.
"Ce réseau qui paraît assez vaste semble compter des dizaines d'entreprises opérant à la fois au Mexique et aux États-Unis. Certaines de ces sociétés disposent de données commerciales sur de courtes périodes, avant qu’une autre société du réseau ne prenne le relais", explique Michael Lohmuller, analyste chez C4ADS. Cela apparaît être le cas de Corporativo Y Enlace Ram, qui semble partager avec l’entreprise employant Jorge A. une adresse, un agent, des importations similaires de produits à usage pharmaceutique, des fournisseurs. Selon les données disponibles en ligne, l’entreprise Y Enlace Ram a par ailleurs reçu un envoi de Mondiale Mercantile, en juin 2016, l’entreprise indienne de Manu Gupta, le businessman indien arrêté pour trafic de fentanyl vers le Mexique…
"Bien qu'aucun indice manifeste d'activité criminelle n'ait été découvert, l'existence de liens en matière d’imports et d’exports, ainsi que de relations commerciales domestiques entretenues par Corporativo Escomexa et ses entités liées peut justifier une enquête plus approfondie, ou donner des indications sur le modus operandi des réseaux de trafics transpacifiques de fentanyl ou de méthamphétamine", résume Michael Lohmuller. Interrogé au sujet de ces informations, Jose R., un des deux responsables de Corporativo Y Enlace Ram, nous a répondu ne connaître ni Jorge A., ni Escomexa et ni "ce fournisseur indien". Quant à Jorge A., que nous avons souhaité interroger, il n’a jamais répondu à nos sollicitations. Dans une société rongée par la corruption, tout est imaginé au sein d’une zone grise qu’exploite allègrement les cartels mexicains. En octobre 2020, 15 agents des douanes étaient démis de leurs fonctions, dont six pour collusion avec le crime organisé. Un exemple parmi tant d’autres de cette corruption endémique.
Vous pouvez très bien vous lâcher un petit peu, mais perdre tout contrôle est autre chose...
En raison des risques qu’il représente, le commerce des précurseurs est très réglementé. L'Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) publie notamment une "liste rouge" de substances placées sous contrôle international. Dans le cas du fentanyl, ce sont la NPP (Nphénéthyl-4-pipéridone et l’ANPP (4-anilino-Nphénéthylpipéridine).
Problème : les possibilités de contourner ces contrôles en créant d’autres précurseurs non réglementés sont quasiinfinies. La substance est légèrement modifiée mais l’effet reste le même. "J'ai entendu un jour un chimiste dire 'si vous voulez vraiment résoudre le problème du fentanyl, nous allons devoir interdire le carbone’. Et il est clair que nous ne pouvons pas interdire le carbone !", explique Bryce Pardo. On appelle cela "l’effet rebond" : à peine contrôlés, des nouveaux précurseurs de fentanyl, similaires à la NPP et à l’ANPP, sont synthétisés en Chine, prêts à être expédiés et exploités :
La Chine a les capacités humaines nécessaires. Ils ont des doctorants en chimie synthétique et de chimie organique qui savent comment fabriquer ces choses très facilement.
Pour combattre ce phénomène, l’OICS a placé un certain nombre de substances sur une liste de produits "à surveiller", baptisée l’ISSL. Elle recense les produits qui ne sont pas officiellement contrôlés mais susceptibles d'être détournés de leur usage licite. En théorie, l’OICS, qui n’a pas de pouvoir contraignant, mise sur la bonne volonté des entreprises et les contrôles des autorités. En pratique, une simple recherche Google illustre l’étendue du problème.
En tapant les référence de certains précurseurs de fentanyl, on atterrit sur le réseau social Pinterest. Entre les moodboard de mariage et les inspirations déco proposées par les utilisateurs, on trouve des publications d’entreprises chinoises qui proposent des précurseurs de fentanyl à l’exportation, notamment vers le Mexique. En tête de gondole, la substance 4-AP (4-Aminopyridine). Présente sur l’ISSL, elle est depuis peu contrôlée aux Etats-Unis. Selon la DEA, la 4-AP ne sert qu’à une seule chose : produire du fentanyl. Sur les trois entreprises contactées par Forbidden Stories, sous couvert d’une fausse identité mexicaine, toutes nous proposent des substances connues pour être utilisées dans la synthèse de l'opioïde. Et cela, sans même avoir eu besoin de décliner notre identité ou de donner le nom d’une entreprise. Une des vendeuses est particulièrement prompte à nous aider : elle nous offre plusieurs substances similaires au 4-AP mais encore disponibles à la vente, et nous propose d’utiliser une "ligne spéciale" vers le Mexique. Après nous avoir envoyé une série de photos et de vidéos d’un précurseur filmé en gros plan (une poudre blanc cassé), elle nous en dit plus sur cette fameuse "ligne spéciale" : "Nous avons acheté des personnes aux douanes mexicaines, nous leur faisons entièrement confiance et ils nous ont aidés avec tous nos envois vers le Mexique. Ainsi, vous n'avez pas à vous soucier des douanes." Dans une autre conversation, elle explique qu’un de ses "grands" clients au Mexique a sa propre ligne et utilise des avions cargos pour se faire livrer les précurseurs. "Lorsque les marchandises arrivaient au Mexique, il utilisait ses propres connections pour les récupérer." Selon ses propres termes, "quelles sont les choses que l'argent ne peut pas faire dans ce monde" ? Face au trafic de précurseurs, la Chine semble cumuler les difficultés et peine à contrôler efficacement la (très) large industrie pharmaceutique du pays. "Il y a quelques années encore, il y avait quelque chose comme huit autorités différentes qui participaient à l'élaboration des réglementations dans le secteur", explique Bryce Pardo.