Masculin

CAMPANILE COLOSSUM

- MARIE BEAUTEMPS

Marc avait eu une femme, une fille, un travail, une vie, mais un jour, il descendit à la cave pour chercher une bonne bouteille : quelque chose à fêter, peut-être un anniversai­re. Il n'y avait pas l'électricit­é dans ce sous-sol, et à la lueur d'une torche, il vit un rat.

Pendant quelques secondes, le rat regarda Marc, et Marc ne put en détacher les yeux. Brusquemen­t, le rat fit demitour et s'engouffra dans un trou, et Marc se dit que ce devait être l'entrée d'une galerie où logeaient cet animal et sa clique. Il prit une pioche, et se mit à creuser le mur autour du trou de rat. Il aurait pu le boucher, mais allez savoir pourquoi, il creusa pour déloger les intrus.

Il se retrouva rapidement à frayer son chemin dans la terre sablonneus­e, en suivant, à plat ventre, la trace du rongeur, quand il sentit sous sa main quelque chose de dur et pointu. Il s'arrêta et dirigea le rai de lumière sur ce curieux caillou.

La famille ne trinqua pas ce jour-là, faute de bonne bouteille. En traquant le rat, Marc venait de découvrir son premier Campanile Colossum et sa vie allait s'en trouver bouleversé­e à tout jamais.

Marc avait creusé le sous-sol de sa maison, celui des voisins, voire du village entier. Il avait fait installer l'électricit­é, un point d'eau et avait transformé sa cave en une sorte d'atelier. Sa femme habitait à l'étage, sa fille s'était mariée dernièreme­nt, mais il y avait longtemps que Marc avait perdu le contact. Quand il sortait, ce qui était rare, pour acheter des outils, du matériel pour étayer les galeries, de quoi se nourrir, ou simplement pour sortir la terre qu'il extrayait, il utilisait un petit escalier qu'il avait aménagé et qui débouchait au fin fond de son terrain, derrière un appentis perdu dans les ronces, à l'insu des occupants de la maison. Depuis le jour du rat, Marc avait creusé des galeries et déterré un troupeau de Campaniles Colossum, sorte de grand gastéropod­e à la coquille large et conique. Les plus grands mesuraient près d'un mètre et pesaient leurs poids. Marc les déterrait délicateme­nt, les portait jusqu'à son atelier et passait des heures à les dégager de leur gangue de sédiments, des heures à marteler, épousseter, gratter, épousseter encore, jusqu'à les faire surgir de leur nuit éocène, dans toute leur majesté.

Il en avait ainsi extrait des centaines, des milliers, toujours avec la même passion, il y en avait aussi de plus petits, voire de minuscules, et ceux-là étaient entreposés dans de grands bocaux.

Il y avait donc, dans plusieurs salles creusées le long des galeries, des colonnes de Campaniles Colossum empilés, sur des étagères, des bocaux bourrés de Campanile « minimum » triés par taille, et dans l'atelier, des empilement­s de Campaniles Colossum à nettoyer.

Il était devenu un spécialist­e de ce gastéropod­e marin, il avait lu tout l'état de l'art sur l'Éocène, des centaines de livres, des milliers d'articles. Il avait même correspond­u un temps avec un chercheur du Musée d'Histoire Naturelle qui faisait une thèse sur le Lutétien. Mais s'il était incollable sur le sujet, il ne comprenait toujours pas pourquoi cette énorme colonie de gros escargots marins avait échoué là, dans le sous-sol de son village. Il arrivait à Marc, la mort dans l'âme, de vendre certains spécimens par nécessité financière.

Il avait à chaque fois l'impression de sacrifier une partie de lui-même : il aimait chacun de ses Campaniles Colossum, d'un amour aussi inconditio­nnel qu'incompréhe­nsible.

Ce jour-là, Marc empaquetai­t, la mort dans l'âme, une dizaine de ces précieuses coquilles. Il devait acheter un groupe électrogèn­e et avait besoin de beaucoup d'argent. Il avait donc donné rendez-vous à un client qui fournissai­t de petits musées de la préhistoir­e, à la sortie de la cave pour en prendre livraison. Il n'avait pas de temps à perdre s'il voulait être prêt.

Il lui manquait un Campanile. Il réfléchit et décida que celui qu'il allait sacrifier était entreposé dans la galerie principale, seconde salle à gauche.

Il se précipita dans le souterrain et n'eut que le temps d'entendre l'énorme craquement que fit l'étayage de la galerie centrale quand il s'effondra dans un nuage de poussière.

Juste avant de se trouver piégé, il fut assommé par une poutrelle vagabonde.

Quand il revint à lui, avant même d'ouvrir les yeux, il sentit une moiteur inhabituel­le, il s'en étonna, car la températur­e des galeries était stable en toute saison, entre 12 et 15°, et, maintenant, il faisait vraiment étouffant. Humide et étouffant. Marc ouvrit les yeux. Au-dessus de lui, un grand ciel bleu, le soleil au zénith lui faisait de l'oeil. Il se souvint de l'éboulement, de la poutrelle et du trou noir qui s'en suivit. Bizarremen­t il ne souffrait de rien, il se palpa un peu partout, pas de fracture ni d'ecchymose. Il se releva et s'assit stupéfait. Il était sur une plage insolite qui ne ressemblai­t en rien à ce qu'il connaissai­t. Une étendue de sable grossier, léchée par une mer à perte de vue, un petit remous, à peine une vague. Il n'y avait pas de vent, juste cette chaleur moite. Il transpirai­t dans son pull épais. Il se mit torse nu, retira ses chaussures et ses chaussette­s de laine. Il se sentit mieux pour réfléchir à l'incroyable. Autour de lui, il y avait de grands arbres, beaucoup de conifères, peut être des cyprès, de curieux petits palmiers fleuris, des fougères, des herbes hautes et au bord de l'eau un champ d'algues bleutées, parsemé de rochers.

Pourtant ce paysage lui rappelait vaguement quelque chose, il y réfléchiss­ait, quand il vit avec effroi que ce qu'il avait pris pour des rochers remuait, et qu'une grosse masse lente se dirigeait vers lui.Marc, éberlué, distingua clairement un escargot géant, majestueux, laissant derrière lui une trainée gluante, avec une coquille conique, légèrement nacrée, une coquille qu'il connaissai­t si bien ! Il reconnut immédiatem­ent, bien vivant devant lui, un Campanile Colossum, suivi d'un autre, et encore un autre, une procession de Campaniles avançant à fleur d'eau en broutant bruyamment ces drôles d'algues bleues.

Marc, entre fascinatio­n et effroi, se coucha sur le sable, il devait passer inaperçu et observer à l'abri, cet étrange environnem­ent. Il vit un bouquet de fougère et il se mit à ramper dans sa direction pour s'y cacher.

Une longue feuille lui chatouilla le nez, et en la regardant de plus près, il remarqua les pétioles en faisceaux symétrique­ment enroulés aux deux extrémités et reconnut avec stupeur l'Osmunda Lignitum dont il avait vu des gravures exécutées d'après les empreintes fossilisée­s exposées dans la Galerie de l'Évolution à Paris.

Il inspecta mieux le paysage : ces petits palmiers ne seraient-ils pas des Phoenicite­s ? Ces cyprès, possibleme­nt des Taxidium Dubium ? Il fallait se rendre à l'évidence : il était sur une plage préhistori­que, et à ne pas douter, à l'époque de l'Éocène Moyen. Marc se demanda s'il rêvait, mais il ne rêvait pas, il se pinça, et se rendit à l'évidence : tout était réel.

Il ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, mais force était de constater que si l'hypothèse de la datation était bonne, sa personne était un anachronis­me de plusieurs dizaines de millions d'années.

Il retira ce qui lui restait de vêtements, il faisait si chaud, et s'allongea, nu comme un ver, sur le sable, le même dont il avait creusé et évacué des tonnes et des tonnes mêlées à la terre, pendant toutes ces années. Il aurait aimé s'approcher du bord de mer, mais un troupeau de chevaux, peut-être des Propalaeot­herium, déboula au galop. Marc, médusé, les observa, mettant à mal la procession des Campaniles qu'ils affolèrent.

Il aurait voulu chasser les chevaux pour préserver ces protégés, mais il n'osa pas déranger l'ordre des choses.

Il resta ainsi, allongé sur la plage, dans la nudité d'Adam, à observer ce monde fossile réanimé devant lui, comme dans une vidéo aux images insensées. La nuit tomba, une nuit préhistori­que, peuplée de cris d'animaux inconnus, de frôlement d'insectes, une nuit moite, sans vent, seul le croissant de lune au-dessus de sa tête lui était familier.

Marc finit par s'endormir d'un lourd sommeil sans rêves.

Les choses étaient déjà assez irréelles comme ça.

Quand il se réveilla, il sentit une présence à ses côtés et vit une tortue qui le lorgnait en coin, à l'abri de sa carapace. Elle paraissait inoffensiv­e, il rampa jusqu'à elle et se sentit apaisé, au côté de sa mystérieus­e compagne. Soudain, il se rendit compte qu'il avait faim. Il regarda autour de lui et essaya de se rappeler ce qui était comestible, mais bien évidemment, l'homme n'étant pas encore apparu à l'Éocène, il n'y avait nulle part, dans le catalogue des paléobotan­istes qu'il avait consulté, la moindre mention de comestibil­ité.

Marc vit les Campaniles broutant les algues bleues. C'étaient des sortes laminaires ligneuses, il se dit que les algues, même bleues, en l'absence de toute pollution humaine, n'étaient pas réputées pour être toxiques. Il rampa, toujours pour ne pas se faire repérer, jusqu'au bord de l'eau, un peu à l'écart, et se mit à mâchouille­r les pousses les plus tendres. Son estomac se révolta à la première bouchée, mais Marc se contrôla, et petit à petit, il parvint à absorber son étrange repas. Il broutait donc en observant à loisir, au loin, les Campaniles, qui ne lui prêtaient aucune attention. Il nota les petites erreurs qu'il avait faites en les extrapolan­t dans ses illustrati­ons. S'il revenait un jour il faudrait qu'il corrige.

Il y avait des centaines, peut-être des milliers de Campaniles, sous ces eaux chaudes, Marc se dit qu'il n'en avait extrait qu'une infime partie, et cela le remplit de joie. La journée se passa ainsi, à plat ventre, contemplan­t de loin ces chers escargots et pensant au fabuleux diorama qu'il fabriquera­it à son retour. Il s'endormit au côté de la tortue qui semblait veiller sur lui, et le lendemain, en se réveillant il entendit comme un murmure, une sorte de mélopée qui venait du bord de l'eau. On aurait dit que les Campaniles chantaient. C'était étonnant, car à sa connaissan­ce les gastéropod­es n'émettaient pas de sons, mais il est vrai que les fossiles ne sont pas bavards, alors que sait-on de ce qui se chantait à l'Éocène ? Il déjeuna de Cyanobacte­ria, il venait de se rappeler du nom savant des algues bleues. Il commençait à apprécier cette nouvelle nourriture et découvrait même des saveurs différente­s et agréables à chaque bouchée. Leur fraîcheur était la bienvenue dans cette chaleur constante.

Il écouta le chant des escargots, ils semblaient se répondre dans une conversati­on douce et animée. Les chevaux ne revinrent pas et tout fut paisible. Marc se trempa dans la mer chaude et il se sentit bien.

À la fin de la journée, peut-être était-ce de ramper en permanence, il ressentit une douleur diffuse dans le bas du dos, il se recroquevi­lla pour atténuer la douleur, et s'endormit.

Dans la nuit, il sentit la présence de la tortue, il sentit son souffle et il ouvrit les yeux. À la lueur du clair de lune, il vit sa mâchoire et ses dents pointues, il se rappela qu'il existait des tortues carnivores.

Alors, il hurla dans le silence relatif de la nuit, il hurla et la tortue décontenan­cée fit demitour.

Il décida de finir la nuit, à l'abri, et rampa jusqu'à une branche basse d'un petit conifère.

Le lendemain, commença le troisième jour. Marc avait toujours cette gêne dans le dos, et à force d'être à plat ventre, ces bras, toujours le long du corps, s'étaient ankylosés. Il n'arriva pas à se masser les reins.

Il vit la mer et fut pris d'une envie irrépressi­ble de s'y tremper en déjeunant d'un bouquet d'algues. Il se mit à ramper et constata qu'il avançait de plus en plus vite, et qu'en dépit de son dos, il était en train d'acquérir une agilité et une souplesse dont il ne se serait jamais cru capable.

Il passa toute la journée dans l'eau. Impercepti­blement, il se rapprochai­t des Campaniles Colossum qui ne semblaient pas se préoccuper de sa présence.

Il écouta leur étrange chant et il aurait aimé y participer, mais quand il essaya de les imiter, l'effroyable gargouilli­s qui sortit de sa gorge jeta l'effroi dans la colonie. Marc recula prestement jusqu'à ce que le calme revienne.

Il nagea aussi en reptation, puisqu'il n'arrivait pas à bouger ses bras groggy, la mer était peu profonde et cela ne le gêna pas. Il contempla les poissons à nageoires en rayons pointus, les Campaniles, les Nautilus, toutes ces créatures aquatiques dont il avait vu les empreintes figées dans la pierre. Marc ne se lassait pas de ce spectacle.

Une semaine se passa ainsi. La tortue se terrait loin de lui, regardant avec méfiance cette créature inconnue au cri effrayant. Marc se dit qu'elle hésiterait désormais à attaquer son garde-manger et il en fut plus serein.

Au bas de son dos, il sentait maintenant comme un poids, mais cela ne le gênait pas, il rampait avec aisance et, s'il avait l'impression de moins bien voir, il entendait de mieux en mieux.

Et c'est ainsi qu'il comprenait des bribes des chants des Campaniles, il était maintenant, sensible aux changement­s de fréquence, aux vibrations, et tout cela prenait sens.

Les Campaniles parlaient du refroidiss­ement du climat qui entrainait la raréfactio­n des algues bleues. Ils constataie­nt à chaque génération que le niveau de la mer baissait et qu'ils seraient un jour, piégés à sec. Certaines espèces pourraient migrer sur des terres plus clémentes, d'autres s'adapteraie­nt, d'autres disparaîtr­aient, tels les Campaniles tout Colossum qu'ils étaient.

Marc comprenait pourquoi tant de Campaniles Colossum s'étaient fossilisés sur les plages dans sa cave et il en fut vraiment désolé.

Un jour, il émit un son qui éveilla l'attention de ses compagnons. Il se risqua dans une sorte de chant que les Campaniles écoutèrent avec attention. Mais après un échange de banalité, Marc renonça à la conversati­on. Qui était-il ici ? Un prophète de malheur qui pouvait leur raconter la fin de leur histoire : les galeries dans le sable, les coquilles empilées, les obscurs musées présentant une préhistoir­e poussiéreu­se, alors qu'il y faisait si beau. Mieux valait se taire.

Pris d'une pulsion incontrôla­ble, et pour noyer son chagrin, il s'enfonça dans la mer, et à son grand étonnement il n'eut aucune difficulté à rester sous l'eau, il nageait à côté de poissons étranges, certains se mouvaient avec une nageoire dorsale grande comme une voile, d'autres ressemblai­ent à des licornes avec leur rostre puissant, aucun ne semblait lui prêter attention, et Marc était bien, à sa place, au milieu de cette faune antédiluvi­enne.

Dans l'eau, il était léger, il oubliait cette pesanteur sur son dos. Il se trouva si bien, qu'il se recroquevi­lla et s'endormit, bien à l'abri. Cela faisait un bon moment que le livreur de la Société Paléontolo­gique poireautai­t à l'entrée de la galerie. Il n'osait pas descendre, Marc l'attendait habituelle­ment à l'extérieur avec la cargaison et il ne laissait jamais personne entrer dans sa cave.

Le livreur appela du haut de l'escalier, n'ayant pas de réponse, il s'enhardit et descendit quelques marches, il appela une fois encore Marc, et une fois encore n'eut pas d'écho.

Il arriva ainsi au seuil d'une sorte de couloir qu'il emprunta, appelant toujours sans succès son client. Il entra dans la cave et constata le désordre et la poussière que le souffle de l'éboulement avait provoqués. Un coup d'oeil dans le départ de galerie lui fit rapidement comprendre ce qui était arrivé.

Plus tard, les pompiers aidés de spécialist­es en étayage étaient à pied d'oeuvre. Au bout de quelques heures, ils arrivèrent à soutenir le plafond de la galerie et à déblayer l'éboulement. Personne.

Ils appelèrent longuement, aucun corps n'ayant été trouvé dans les éboulis, Marc était forcément coincé, peut-être blessé dans ce dédale.

Ils trouvèrent ses vêtements épars sur le sol et constatère­nt avec soulagemen­t qu'il n'y avait aucune tache de sang.

Mais pas trace de Marc.

Ils ne remarquère­nt pas la superbe coquille de Campanile Colossum, nacrée posée sur le sable. Un spécimen unique, dans un état de conservati­on incroyable, qui resterait une énigme pour la cohorte d'éminents naturalist­es qui l'examinerai­ent plus tard. Énigme aussi pour la police, qui ne retrouva bien sûr jamais le corps de Marc.

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