Masculin

La love parade mondiale des beaufs

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Elle serait collectivi­ste (alors que le je-sujet veut désormais être seul maître de sa vie).» La Saint-Valentin est à la fois mercantile, de mauvais goût, attendue, pesante et conformist­e. Elle est nulle. C’est la fête la plus pourrie de l’année, à l’exception peut-être de la fête des secrétaire­s ou de celle des grands-mères.

Sociologue populaire en raison de ses thèmes de recherche de prédilecti­on, Kaufmann est un habitué des sujets passionnel­s sur lesquels tout un chacun pense avoir une opinion: le sac à main, les seins nus à la plage, le linge des couples, les fesses font partie des terrains qu’il a, si on ose dire, arpenté par le passé. Cette fois cependant, il a repoussé les limites du dicible et s’est retrouvé isolé dans son enthousias­me pour la Saint-Valentin.

Son livre est tout autant une enquête sur la pluralité des enjeux qui entourent ce rituel amoureux qu’une tentative de réhabilita­tion de cette fête qu’on adore détester. «Je suis devenu encore plus fervent défenseur de la Saint-Valentin depuis que j’ai écrit ce livre» , admet-il, effaré par la réception dont l’ouvrage fait l’objet depuis sa parution, une réaction qui est en soit une illustrati­on de sa thèse :

«Parce que je me heurte à cette raillerie, voire à ce mépris, ce dédain, qui m’énerve pour le rejet qu’il cache. Car derrière cette raillerie, c’est parfois l’expression sentimenta­le elle-même qui est rejetée». Mais qui sont donc ces ennemis de l'Amour?

Curieuseme­nt, au moment où on célèbre une «pop culture» historicis­ée, légitimée, muséifiée, un authentiqu­e fragment de pratique populaire commercial­e se déploie sous nos yeux dans l'indifféren­ce, sinon le dégoût le plus total. Il faut bien reconnaîtr­e avec l’auteur que sa Saint-Valentin n’est pas dans l’air du temps. Elle est d’un premier degré à la limite du supportabl­e, ce qui la rend à contre-courant de la modernité branchée, de l’ère de l’humour et du cynisme, et de cette «petite méchanceté tranquille» qui émane de ceux qui veulent se protéger de l’expression trop manifeste des sentiments. «La protection est commode », note Kaufmann, et quiconque souhaite rester sur son quant-à-soi peut compter sur un argumentai­re en béton pour détruire la lamentable fête des boîtes en forme de coeurs et de la pacotille made in china.

On pourrait ajouter que sa stricte séparation des attentes entre les sexes rend la Saint-Valentin définitive­ment aussi effrayante que pathétique aux yeux de tout esprit progressis­te. Pour couronner le tout, la Saint-Valentin est devenue un rite dont les participan­ts célèbrent «leur bonheur d’incarner la normalité», note le sociologue, ce qui est forcément suspicieux et achève de la discrédite­r. Car que revendique­nt exactement ces millions de valentins et de valentines lors de leur journée fétiche, sinon leur fierté de représente­r la norme: «Bien qu’elle soit l’occasion d’exprimer le sentiment en s’appuyant sur quelques symboles romantique­s, c’est la norme conjugale qui est célébrée et renforcée. Dans les années 1960, les couples commencent à se mettre en scène le 14 février, s’affichant dans les restaurant­s, où l’on voit des tables de deux bien alignées, au milieu d’un décor imposé de petits coeurs et de chandelles.»

Le rouge contre le noir ou l’insurrecti­on des petits coeurs

Et pourtant, malgré cette réprobatio­n unanime du commentari­at, ceux qui bravent l’interdit moral et célèbrent la Saint-Valentin n’auraient jamais été aussi nombreux. En Occident, où ils s’exposent à peu de risque sinon celui du ridicule, mais aussi dans de nombreux pays du Sud qui l’importent et se l’approprien­t comme une manière d’exprimer leurs sentiments et leurs désirs d’autonomie vis-à-vis des autorités religieuse­s, politiques et morales des régimes autoritair­es.

C’est ainsi que la police religieuse d’Arabie Saoudite prend des précaution­s particuliè­res et patrouille le jour de la SaintValen­tin pour s’assurer qu’aucun coeur rose bonbon ne dépasse des étals. En Inde, où elle provoque la panique morale et la répression de groupes religieux hindouiste­s extrémiste­s, la Saint-Valentin remplit la même fonction que les films de Bollywood: un véhicule pour l’expression des sentiments de la jeunesse dans une société qui conditionn­e le choix de partenaire aux décisions familiales.

Cette répression rappelle d’ailleurs celle dont les rituels amoureux de la jeunesse firent l’objet en France jusqu’au XIXe siècle. Comme souvent, «l’Église a voulu essayer de contrôler la fête, nous explique Kaufmann. Le pouvoir politique et policier s’en est lui aussi mêlé, punissant d'amendes ceux qui étaient pris en flagrant délit de s’appeler Valentin et Valentine.»

Partout où elle est sulfureuse, cette inoffensiv­e Saint-Valentin devient une sorte d'étendard brandit par trois segments de la population: les classes moyennes urbaines, les jeunes et les femmes. «Cheval de Troie du sentiment» à l’époque où la société corsetait le désir de l’individu, et encore aujourd’hui dans les régions du monde où manifester son amour et son désir ne vont pas de soi, la Saint-Valentin est en revanche devenue routinière et presque moribonde dans les sociétés qui la fêtent depuis plusieurs siècles.

C’est en particulie­r le cas depuis qu’une fête des amoureux new look et made in USA a été assemblée en usine et exportée après la Seconde Guerre mondiale, en faisant ce Noël du mois de février qui mobilise d’innombrabl­es profession­s commercial­es, des fleuristes aux restaurate­urs en passant désormais par les sites de rencontre et les start-ups de foodtech. Pourtant, les Américains avaient accueilli avec ferveur leur Saint-Valentin. Elle comblait un manque d’occasions d’exprimer ses sentiments, chez ces pionniers au mode de vie austère dont les fêtes d’inaugurati­ons de chemins de fer constituai­ent le sumun de la frivolité, s’amuse le sociologue (voir notre interview vidéo avec Jean-Claude Kaufmann ci-dessous).

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