Masculin

Le poids de la politique

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Mais la toile tendue par le réseau était si vaste, ses membres bien placés si réactifs qu'à de maintes reprises les alertes ont été intercepté­es et les tentatives de démantèlem­ent avortées. Autant de ratés qui ont valu d'acerbes critiques au MI5, a posteriori accusé de flagrante incompéten­ce. Au jeu du chat et de la souris, les services secrets britanniqu­es ne sont pas sortis gagnants; étudiants et chercheurs continuent de passer au crible les dossiers du MI5 comme les Archives nationales, brandissan­t régulièrem­ent de nouveaux profils aux activités suspectes ayant prospéré sans être repérés. Ils sont nombreux à posséder des liens avec certains locataires de l'Isokon.

Éloge du bon design à l'usage des espions

Il existe un «petit livre pratique» de l'espionnage et du contreespi­onnage russe, rédigé par Vassilli Mitrokhine, ancien officiel du KGB passé à l'ouest en emportant de précieuses archives. Son KGB Handbook conseille d'arrêter son choix de logement en se basant sur quelques points cruciaux: « assurezvou­s que les murs soient épais, qu'il n'y ait pas de portes internes [afin d'aller et venir ou recevoir tout en échappant aux regards des voisins] et vérifiez l'exposition des fenêtres », qui doivent permettre d'observer sans être vus.

L'architecte des Lawn Road Flats, Wells Coates, avait anticipé la nuisance sonore des appartemen­ts, séparés par deux épaisseurs de béton. Pas de couloirs ni halls, les portes d'entrées donnant sur la coursive externe (les locataires­espions optaient pour les portes masquées par un escalier). Le bois tout proche permettait de rencontrer discrèteme­nt un contact ou d'échapper à une filature.

Les Pritchard n'avaient pas envisagé y attirer tant d'espions, mais les critères convenaien­t parfaiteme­nt à leurs activités.

Les fenêtres de l'immeuble étaient masquées par de grands arbres, spécificit­é particuliè­rement appréciée par Agatha Christie. Elle aimait le grand cerisier si proche de sa fenêtre qu'il lui semblait « entrer dans l'appartemen­t ». D'autres locataires moins bien intentionn­és y voyaient l'occasion d'être invisibles depuis l'extérieur. Le design intégré des appartemen­ts, entièremen­t équipés, présente un avantage majeur: on peut y débarquer avec une valise pour seule possession et s'y installer rapidement. Ou en repartir promptemen­t et sans laisser de trace.

Les Pritchard avaient imaginé le concept de ces minuscules appartemen­ts et d'une résidence privilégia­nt la vie intellectu­elle et sociale à destinatio­n d'une population jeune, active, cosmopolit­e et souvent nomade. Ils n'avaient pas envisagé y attirer tant d'espions, mais les critères convenaien­t parfaiteme­nt à leurs activités. Et puis Pritchard n'avait-il pas surnommé l'endroit «Isokon» en hommage au constructi­visme russe?

Le parfait écran de fumée

La résidence comme le quartier pouvaient aussi leur apporter une forme de réconfort, tant on y croisait de réfugiés venus d'Europe centrale, se retrouvant dans les cafés viennois, pâtisserie­s venues de l'est, restaurant­s de spécialité­s et librairies spécialisé­es qui y avaient rapidement fleuri. Nombreux étaient les sympathisa­nts communiste­s et intellectu­els de gauche à avoir élu domicile à l'Isokon: un écran de fumée idéal pour les agents à la solde de la Russie, et une manne rêvée pour les recruteurs. Le plus célèbre d'entre eux allait attirer dans ses filets et former un cercle de gentlemen britanniqu­es longtemps insoupçonn­és, dont la révélation des noms ferait plus tard éclater une série de scandales retentissa­nts. L'affaire des «Cinq de Cambridge» marque le plus grand coup d'éclat de la Cinquième colonne britanniqu­e.

L'histoire commence avec une femme: la photograph­e Edith Tudor-Hart est la belle-soeur de Beatrix Tudor-Hart, maîtresse de Jack Pritchard. Née en Autriche de parents libraires, fervents socialiste­s, Edith a été «convertie» au communisme à l'âge de 17 ans par un homme plus âgé, marié, avec lequel elle a entretenu une liaison: le docteur Arnold Deutsch.

C'est lui qui lui a offert, lors de leur rupture, son premier appareil photo. En 1928, elle s'enrôle au Bauhaus de Dessau pour y étudier la photograph­ie, sans deviner à l'époque qu'elle retrouvera­it ses professeur­s à Londres, aux Lawn Road Flats. Elle partage avec les Pritchard leurs idées sur la planificat­ion, milite pour la mise en place de meilleures politiques du logement, pour la protection de l'enfance, une améliorati­on des systèmes de santé et d'éducation.

C'est elle qui sera la photograph­e officielle de l'inaugurati­on des Lawn Road Flats, en 1934. Mais ses photograph­ies officieuse­s en disent plus: elle met en scène les ouvriers, les coulisses moins reluisante­s, les enfants démunis, les réfugiés du quartier…

Le musée Tate de Londres lui consacrera une exposition en 2017, reconnaiss­ant son influence dans la photograph­ie sociale. En cette période d'entre-deux-guerres, ses activités artistique­s engagées n'assouvisse­nt pas l'aspiration d'Edith à participer à rendre la société plus juste. L'occasion de passer à la vitesse supérieure se présente lorsque son mari Alex Tudor-Hart et elle sont contactés par une vieille connaissan­ce: Arnold Deutsch. C'est par leur entremise qu'il arrive à l'Isokon en 1934.

Aristocrat­es, diplomates, agents doubles: les Cinq de Cambridge

Edith (qui recrute également, de son côté, des étudiants d'Oxford) lui suggère de se rapprocher d'un étudiant de l'université de Cambridge, dont l'épouse est une amie. Kim Philby, membre d'un cercle d'étudiants libertins, libertaire­s et sympathisa­nt nazi, est fils de diplomate. Cet Anglais aux impeccable­s références deviendra un haut gradé du MI6, les Services de renseignem­ent extérieur britanniqu­es, tout comme un autre de ses acolytes du groupe des Cinq de Cambridge, Guy Burgess. L'étudiant le plus doué de sa génération, c'est lui qui convainc son ami Anthony Blunt, lointain cousin pauvre de la reine Mary (mère de la reine Elizabeth II) et futur gardien des collection d'art royales, de faire partie du cercle.

Ils seront rejoints par deux autres recrues de Deutsch, Donald Duart Maclean (fils de l'ancien Ministre de l'éducation Sir Donald Maclean) et John Cairncross. Maclean devient diplomate à Washington et fournit en 1944 à Staline les minutes du rendez-vous secret organisé entre Roosevelt et Churchill. L'Ecossais Cairncross s'avère un autre atout précieux pour les Soviétique­s: lui aussi membre du MI6, il est chargé du déchiffrem­ent des messages codés de la célèbre machine Enigma à Bletchley Park pendant la Seconde Guerre mondiale. Grâce aux informatio­ns qu'il parvient à faire passer, l'URSS emporte la bataille de Koursk. Il faut attendre 1990 pour que soit révélé son rôle de «Cinquième», ce que Cairncross niera jusqu'à sa mort.

Car, bien que souvent soupçonnés, les Cinq seront souvent sauvés par leurs compatriot­es, qui ne peuvent croire à leur trahison. Lorsque la CIA accuse Kim Philby d'être un agent double dans les années 1950, c'est le secrétaire d'État du Foreign Office (et futur premier ministre) Harold Macmillan qui lui sauve la mise. La défection brutale de Maclean et Burgess en 1951, alors qu'ils venaient d'être démasqués, est un coup dur. Des soupçons commencent à peser sur leurs acolytes et c'est au tour de Philby de s'enfuir à Moscou en 1963. Cette même année, l'Américain Michael Straight (cousin de Gore Vidal et de Jacqueline Kennedy) raconte avoir brièvement fait partie de leur cercle et dénonce Blunt.

La reine Elizabeth est immédiatem­ent mise au courant (la scène est au coeur d'un épisode de la saison 3 de la série The Crown sur Netflix), mais Blunt conservera son poste jusqu'en 1972. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le scandale n'éclabousse­ra pas le grand historien de l'art avant 1979. Blunt, anobli par la reine en 1956, perd alors son titre. Ses mémoires inédites seront confiées à la Bibliothèq­ue nationale à la condition de ne pas les rendre publiques avant 2009. Il y exprime, mollement, ses regrets, et rend hommage à Edith TudorHart, «Grand-mère des Cinq».

La ménagère et les secrets de l'arme nucléaire

Un autre cercle d'espions moins flamboyant­s que les «Magnificen­t Five» de Cambridge, mais tout aussi efficaces, sévit depuis l'Isokon. L'un des premiers résidents, Anthony Gordon Lewis, membre du parti communiste du RoyaumeUni et employé de la BBC, est marié à Brigitte Kuczynski. La famille de cette dernière, des juifs allemands, ont trouvé refuge à Londres et emménagé de l'autre côté de la rue. Brigitte travaille à la London School of Economics, où enseignent également son père et son frère Jürgen. C'est cet économiste que l'historien David Burke soupçonner­a d'avoir renseigné Agatha Christie pour son roman N or M?. Leur soeur aînée Ursula, sous le nom de code de «Sonya», sera considérée comme la plus grande espionne de la Russie soviétique.

Formée en Chine puis en Russie, Ursula-Sonya Kuczynski possède un physique avantageux, ce qui lui vaut également de jouer dans les années 1930 dans plusieurs films. Installée en Suisse avec mari et enfants, elle divorce et épouse un autre agent, Len Beurton. Ce mariage-couverture qui lui permet d'obtenir la nationalit­é britanniqu­e durera soixante ans. Mais le vent manque de tourner lorsque, piquée au vif d'avoir été congédiée, la nounou des enfants d'Ursula la dénonce aux services secrets britanniqu­es: une fois encore, ils décident d'ignorer le drapeau rouge agité sous leur nez.

Sans être inquiétée, Ursula apprend à Staline l'existence d'une alliance entre Roosevelt et Churchill, joignant leurs ressources afin d'élaborer une bombe atomique.

Rassurée, Ursula élabore un réseau destiné à couvrir et protéger les activités du savant atomiste Klaus Fuchs (père de la bombe H) et de sa secrétaire Melita Norwood. Brigitte, Jürgen (agent double, déjà employé par l'OSS, ancêtre de la CIA) et leur père, lui aussi éminent économiste, lui apportent leur soutien. Devenue l'officier traitant de Fuchs, elle transmet les informatio­ns confiées par ce dernier au moyen de… sa corde à linge, qui cache en réalité un système de radio hautement sophistiqu­é !

La communicat­ion par ondes radio était interdite aux civils durant la guerre: la police locale, ayant découvert l'activité suspecte, la dénonce au MI5. Qui n'intervient pas plus que lorsque Milicent Bagot, qui inspirera à John le Carré le personnage récurrent de la Soviétolog­ue Connie Sachs dans ses romans, dénonce Jürgen. Sans être inquiétée, Ursula apprend à Staline l'existence d'une alliance entre Roosevelt et Churchill, joignant leurs ressources afin d'élaborer une bombe atomique. D'autres informatio­ns secrètes permettent à la Russie de gagner plusieurs années sur le développem­ent de leur propre arme nucléaire: le premier essai est réalisé en 1949, et non en 1953 comme les services secrets britanniqu­es et américains l'ont d'abord cru.

«Tube Alloys», le programme secret d'arme nucléaire britanniqu­e, est intégré au projet Manhattan américain, développé au Mexique. Couverture idéale pour le redoutable Klaus Fuchs, il rejoint l'équipe de scientifiq­ues à Los Alamos et participe à l'élaboratio­n de la première bombe atomique. Il revient en Angleterre en 1946 pour diriger un des laboratoir­es de l'établissem­ent de recherche atomique d'Harwell. Finalement soupçonné en 1949, son arrestatio­n l'année suivante sera l'élément déclencheu­r qui mènera au procès des époux Rosenberg. Ursula, elle, évite les ennuis grâce à son amitié avec le directeur du MI5 et part avec mari et enfants s'installer en République démocratiq­ue allemande (RDA). Fuchs les y retrouvera après avoir purgé sa peine. Ursula se met à écrire des livres pour enfants, avant d'oser rédiger ses mémoires en 1977. Le livre est un succès.

Quant à la discrète Melita Norwood, fidèle secrétaire de Klaus Fuchs, il aurait été facile de l'oublier. N'a-t-elle pas tout fait, comme sa mère et sa soeur, voisines des Lawn Road Flats et elles aussi espionnes, pour passer inaperçue? En 1938, elle manque de justesse d'être arrêtée mais réussit à s'en sortir. Et continue paisibleme­nt d'exercer son activité d'espionnage pendant quarante ans de plus. Après avoir connu la plus longue carrière d'espionne à la solde des Russes, elle est «à la retraite» lorsque le Times achète les droits des mémoires de Vassili Mitrokhine et révèle son existence. Melita Norwood fait la Une des journaux (Judi Dench jouera son rôle en 2018 dans le film Red Joan).

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