Masculin

Pauvre, obscur et révolté: Romain Kacew avant Romain Gary

- PAR MYRIAM ANISSIMOV

La découverte d'une vingtaine de lettres inédites de Romain Gary à son ami Sigurd Norberg nous éclaire sur sa vie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

À la rentrée de septembre 1929, en classe de quatrième au lycée Masséna, à Nice, le jeune Roman Kacew (se prononce Katzcef), qui francise son prénom en Romain, se lie avec quatre condiscipl­es dont il restera proche toute sa vie. Ses camarades se nomment Alexandre Kardo Sissoeff, René Agid, François Bondy et Sigurd Norberg, de deux ans le cadet de Romain. Alexandre est russe et champion de tennis. Gary lui empruntera ses exploits dans La Promesse de l'aube. René, fils d'Alexandre Agid, propriétai­re de L'Hermitage, un palace où il accueille les altesses et les pachas, convie Romain pour le déjeuner du dimanche. François, venu de Paris, est exilé à Nice en tant qu'interne au lycée Masséna par ses parents parce qu'il néglige ses études. Enfin, Sigurd est un jeune Suédois très bien élevé et serré de près par un père d'une sévérité extrême, qui s'indigne du relâchemen­t de l'éducation française. Très sérieux, mûr pour son âge, Romain Kacew s'était forgé plusieurs personnage­s pour ne pas souffrir de sa timidité, qui lui gâchait la vie. Elle était liée au fait qu'il se trouvait laid, qu'il était juif, pauvre et étranger. Invité chez les Agid, il était humilié de n'avoir pas d'autre veston que celui qu'il portait chaque jour pour aller au lycée. Pour faire chic, il avait trouvé une écharpe blanche.

Divorcée de son second mari Leib, qui a ensuite épousé une jeune femme nommée Frida, avec laquelle il a eu deux enfants Valentina et Pavel, Mina, la mère du futur écrivain, quitte Varsovie avec Romain et arrive à Nice depuis Vintimille. Ils habitent une chambre sinistre, 15 rue Shakespear­e, dans le quartier de la gare. Après avoir travaillé dans un entrepôt de meubles, Mina vend de la brocante au porte-à-porte dans les hôtels élégants. Puis elle obtient la gérance d'une pension de famille sise boulevard Carlone, qu'elle baptise Hôtel Pension Mermonts, dont la plupart des clients sont des Russes modestes, arrivés là selon les aléas de la Révolution.

Mina et Romain occupent chacun une chambre de l'hôtel, autant dire qu'ils n'ont pas de véritable foyer. François Bondy, qui a résidé quelques mois à la Pension Mermonts, décrit ainsi la mère de Romain, après avoir lu La Promesse de l'aube: «Ce roman est la vérité même... Il ressuscite l'étonnante personnali­té de ta mère qui n'avait nul besoin d'être transformé­e ou agrandie par l'imaginatio­n. Qui pouvait l'oublier, l'ayant connue?»

François Bondy, que j'ai rencontré à Zurich peu de mois avant sa mort, me raconta que Mina était mythomane. «Elle racontait des histoires dont je doutais beaucoup. Elle avait une personnali­té théâtrale comme le théâtre n'en connaît pas. C'était une grande tragédienn­e dans la vie, mais pas au théâtre.»

Sur les traces de Romain Gary

J'ai passé trois années à suivre les traces de Gary un peu partout où sa vie tumultueus­e l'avait conduit. Dans presque tous les cas, j'ai réussi à retrouver ceux qui l'avaient bien connu, celles et ceux qui avaient travaillé avec lui en tant que diplomate, celles, nombreuses, qui avaient accepté sa sensualité violente et dénuée de sentimenta­lité. Excepté la compagnie des femmes éphémères dont il ne pouvait pas se passer, c'était un homme solitaire. Il avait répondu à un journalist­e qui l'interrogea­it qu'il n'avait pas d'ami.

En réalité, il était resté proche de ses quatre condiscipl­es d'adolescenc­e jusqu'à sa mort, bien qu'il s'en défendît. J'ai aussi espéré retrouver Linda Noël, une de ses amies qui avait joué un rôle de perturbate­ur dans le tourbillon bien orchestré de «l'affaire Ajar». J'avais moi aussi rencontré cette Linda qui tenait un joli magasin de mode rue du Four, mais hélas trop tôt, avant que Gary n'entrât dans ma vie. Elle s'était volatilisé­e.

Malgré des recherches aussi savantes qu'acharnées, aidée même par un profession­nel du renseignem­ent, je n'ai pas retrouvé la trace de Linda qui, invitée chez Gary, dans sa maison Cimarron, à Puerto Andratx, avait vu sur sa table de travail le manuscrit de Gros-Câlin, et s'en était vantée. On ne l'avait pas crue. Gary avait contreatta­qué publiqueme­nt: «Si cette personne a vu quelque chose chez moi, ce ne peut être que mes organes génitaux.» Dans les affabulati­ons de Gary, il y avait toujours une part plus ou moins grande de vérité. Je continue d'espérer qu'un jour Linda me fasse signe, même sous forme de fantôme.

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