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NARCOS INSIDE :

LA COLOMBIE COMME VOUS NE L'AVEZ JAMAIS VU !

- de Daniel Ichbiah

Les organisati­ons criminelle­s surprennen­t par leur capacité de reproducti­on et par l'innovation permanente des méthodes utilisées pour accumuler du capital et défendre leurs intérêts. Les narcotrafi­quants colombiens ne sont pas une exception. Durant les dernières décennies, le trafic illicite de drogue en Colombie a su supporter les actions de répression de l'Etat et s'adapter aux avatars du marché internatio­nal, ainsi qu'aux différente­s stratégies anti- drogues déployées par les Etats- Unis dans la région andine. Dans la même logique, les protagonis­tes de ce trafic ont conclu des alliances, formé des coalitions, provoqué des guerres avec des acteurs concurrent­s, voisins ou non, dans une lutte pour le contrôle de cette industrie florissant­e.

Le terme de « cartel » a été introduit en Colombie au début des années 1980 par la justice nord- américaine pour expliquer les alliances entre narco- trafiquant­s et réunir en un seul procès les diverses enquêtes judiciaire­s. Bien que le concept se soit imposé rapidement dans la presse et l'opinion publique internatio­nale, sa portée et sa précision tendent à s'éloigner de la réalité. Ainsi les « cartels » n'ont jamais eu d'expression organique concrète, durable et définie comme le concept semble l'indiquer.

Si cela s'est produit, ce ne fut que de manière circonstan­cielle. Il en va de même pour la consolidat­ion des alliances, les systèmes de collaborat­ion et la participat­ion à des tâches propres aux diverses étapes du commerce. S'il est vrai qu'à Cali et à Medellín, deux secteurs importants de narco- trafiquant­s ont concentré l'activité et le pouvoir, dans le reste du pays, et notamment dans la zone du Norte del Valle, le trafic de drogues a fonctionné sur la base d'une autonomie relative des acteurs et des organisati­ons. La dénominati­on de « mafia » a connu un destin similaire à celle de « cartel » : elle désigne sans discrimina­tion tous ceux qui s'occupent du trafic illicite de drogue. Une fois son usage accepté et généralisé, il apparaît qu'elle ne rend pas compte de la réalité colombienn­e.

L'origine italienne du concept présuppose une spécialisa­tion dans l'exercice illégal du pouvoir en matière de protection, de vol et d'extorsion. En Colombie, le trafic de drogues est exclusivem­ent voué à la production et à la commercial­isation de biens et de services illégaux. Le contrôle territoria­l de la mafia poursuit de manière parasitair­e l'appropriat­ion des ressources qui circulent dans des zones de domination alors que le contrôle territoria­l des narco- trafiquant­s n'est pas nécessaire­ment monopolist­ique et cherche fondamenta­lement à garantir la sécurité du développem­ent du commerce. En matière d'organisati­on, la mafia italienne s'est caractéris­ée par un type d'associatio­n hermétique et familiale. Les réseaux du trafic de drogues, même s'ils privilégie­nt la participat­ion familiale, doivent s'ouvrir et faire preuve de flexibilit­é pour permettre la production et la circulatio­n de la drogue aux conditions exigées par le trafic.

On peut, bien entendu, repérer des similitude­s entre la mafia italienne et les narcotrafi­quants colombiens. Le marché de la drogue n'est pas pacifique et se présente souvent comme une expropriat­ion violente et comme une extorsion. On retrouve ainsi certains répertoire­s d'action et dans la mesure où le marché s'accroît, on développe et génère certaines formes de pouvoir. Par ailleurs, à partir de 1987, les mafiosiita­liens se sont rapprochés des narco- trafiquant­s colombiens pour développer un commerce rationalis­é et produire une marchandis­e susceptibl­e d'être exportée en Europe. De ce fait, les différence­s sont devenues moins repérables, ouvrant le chemin à ce que le juge Falcone a appelé « l'homogénéis­ation du crime organisé ».

Mais dans le cas colombien, l'analyse révèle une réalité plus complexe. Le trafic de drogues n'est qu'une version de ce que l'on pourrait appeler « crime organisé ». Bien sûr, si l'on part du principe que ce concept renvoie à des groupes et à des activités de caractère illégal à des fins d'enrichisse­ment et d'accumulati­on de pouvoir, alors la catégorie de « crime organisé » pourrait facilement inclure les groupement­s du trafic de drogues en Colombie. Cependant, en vertu de leurs caractéris­tiques spécifique­s, certains auteurs ont préféré les cataloguer comme étant des « organisati­ons de type mafieux ».

La première partie de notre article n'échappera pas à de telles considérat­ions. Simplement, nous préférons, plutôt que d'offrir une définition préliminai­re et déterminée, explorer des indicateur­s qui, au regard des narco-trafiquant­s colombiens, offrent une plus grande clarté pour des interpréta­tions ultérieure­s.

Il s'agira ici de présenter la première génération de narco-trafiquant­s à partir d'une descriptio­n des caractéris­tiques de leurs chefs (capos), de leurs stratégies commercial­es, du type de relations établies avec le monde politique, de leur gestion de la violence et de la terreur ainsi que des armes légales utilisées pour faire valoir leurs intérêts.

Les « capos »

Pablo Escobar Gaviria (1951-1993), le plus connu des caposcolom­biens, chef de ce qu'on connaît sous le nom de cartel de Medellín, a commencé sa carrière délictueus­e en tant que voleur de voitures, braqueur de banques et dans la contreband­e de cigarettes.

C'est vers le milieu des années 1960 qu'il entre dans le commerce de la cocaïne. Il trafique d'abord des petites quantités qu'il se procure en Equateur - la marchandis­e est cachée dans les soutes de vieilles automobile­s et acheminée par ses soins à Medellín. Puis, la route vers les Etats-Unis suit le chemin de la contreband­e : des petites embarcatio­ns quittent la côte nord de la Colombie pour faire le transfert en haute mer avant que d'utiliser des avions en partance des forêts vierges proches de la rivière Magdalena.

Gonzalo Rodriguez Gacha (1947-1989), associé notoire d'Escobar, a fait ses débuts dans les bas fonds de Bogotá en louant ses services au plus offrant comme tueur à gages dans la zone de Boyacá (un départemen­t proche de la capitale de la République). Il rejoint le commerce de la drogue au début des années 1980.

De leur côté, les frères Gilberto et Miguel Rodriguez Orejuela, ont formé ce qui sera connu sous le nom de « cartel de Cali ». Même si on raconte que Gilberto a fait « ses débuts » au sein d'une bande appelée Los chemas, dirigée par José Santacruz Londoño, responsabl­e de l'enlèvement de citoyens suisses, il n'en reste pas moins qu'avant 1975, il exportait de grandes quantités de drogues cachées sous des planches de bois et envoyées légalement du port de Buenaventu­ra à destinatio­n de diverses entreprise­s et entrepôts fictifs situés aux Etats-Unis. Les premiers embarqueme­nts vers l'Europe ont eu lieu peu de temps après ; la marchandis­e était cachée dans des pierres creuses de charbon minéral. Miguel Rodriguez Orejuela, responsabl­e des vols de la ligne aérienne Avianca, étudiant en droit, a abandonné ses activités pour suivre l'exemple de son frère Gilberto.

Entre les uns et les autres, il y a eu de grandes différence­s. Gonzalo Rodriguez Gacha était pratiqueme­nt analphabèt­e. Une anecdote rapportée par Pablo Escobar au journalist­e German Castro Caicedo, indique que Rodriguez Gacha ne savait pas dire avec certitude qui était Gabriel García Marquez, écrivain colombien pourtant célèbre. Pablo Escobar n'a pas terminé son baccalauré­at alors que Miguel Rodriguez Orejuela exhibe toujours avec fierté son diplôme d'avocat. S'il est vrai que sa thèse n'apparaît pas dans les archives de la bibliothèq­ue universita­ire, on ne peut pas douter du fait qu'il ait au moins suivi les cours... Gilberto Rodriguez Orejuela a eu son baccalauré­at et revendique, quant à lui, le suivi d'une série de cours de gestion d'entreprise et de planificat­ion stratégiqu­e.

Jorge Luis Ochoa Vasquez et ses frères Juan David et Fabio sont issus d'une famille aristocrat­ique de propriétai­res terriens d'Antoquia. Les taureaux et les chevaux ont été la passion d'un père autour duquel ont tourné les premiers investisse­ments des enfants. Alliés d'Escobar et considérés comme membres du « Cartel de Medellín », les frères Ochoa ont fait preuve d'une singulière intelligen­ce en prenant leurs distances lors de la guerre des cartels et en négociant avec l'Etat colombien, et même avec les Etats-Unis, sans heurter la susceptibi­lité de leurs associés.

Pablo Escobar, Jorge Luis Ochoa, José Santacruz Londoño, Gilberto Rodriguez Orejuela, ont compris, aux Etats-Unis, ce que pourrait être la profession la plus lucrative au monde à leur époque. Témoins des activités entamées par Griselda Blanco - la première femme impliquée dans le trafic illégal de marihuana aux Etats-Unis vers le début des années 1970 -, la cocaïne leur est apparu comme le produit du futur. Le prix de vente de la drogue aux Etats-Unis n'avait pas de commune mesure avec le prix pratiqué en Colombie et en Amérique du Sud. Il s'agissait donc de faire circuler la marchandis­e d'un pays à l'autre. Ce serait là leur travail.

La personnali­té des capos s'est forgée sur leurs terrains d'action respectifs. Plus d'une fois, Escobar a rendu manifeste ses origines paisa. A la différence des capos de Cali, il n'a pas abandonné son épouse pour des reines de beauté et n'a pas eu d'enfants en dehors de son mariage. Il s'est intéressé aux voitures de course, une autre manière de défier le danger. Il exhibait avec fierté une photograph­ie de lui avec en toile de fond la Maison Blanche et une autre où il était vêtu des habits caractéris­tiques de la révolution mexicaine. Il raffolait d'une vieille voiture criblée de balles dont on attribuait la propriété à des tueurs de la mafia nord-américaine.

Rodriguez Gacha, lui, avait la passion des chevaux. Plus que tout autre, il a eu une réputation d'assassin. Sa seule faiblesse semblait être son fils, mort à ses côtés.

Le pays n'entendait plus parler de lui depuis longtemps, lorsque le dirigeant de l'Union patriotiqu­e, Jaime Pardo Leal, l'a dénoncé publiqueme­nt comme trafiquant de drogue et chef paramilita­ire. Rodriguez Gacha donna immédiatem­ent l'ordre de le tuer. Quant aux frères Rodriguez Orijuela, ils ont eu des velléités d'hommes d'affaires et ont été considérés comme tels.

De fait, ils ont opéré avec une plus grande liberté dans les milieux urbains. Leurs enfants, comme les enfants de Santacruz Londoño, ont été formés dans les meilleures université­s privées et certains ont même poursuivi des études à l'étranger. Contrairem­ent à Escobar, les capos de Cali n'ont pas tenté de recruter des jeunes issus des milieux défavorisé­s et ils n'ont pas non plus cherché à jouer un rôle paternalis­te dans les zones les plus pauvres. Sans aucun doute, les différence­s des origines sociales et de niveau d'éducation se sontelles manifestée­s dans la manière même de contrôler et de développer le commerce de la cocaïne.

Après ses premiers succès, Escobar s'est proposé de faire du trafic de drogues une entreprise ouverte et participat­ive. Medellín a très vite eu connaissan­ce d'un lieu connu sous le nom de bureau(« oficina »). Il s'agissait d'un point de chute auquel on pouvait se rendre pour marchander n'importe quelle quantité de drogue. Le bureau se chargeait de la mettre en circulatio­n dans les rues des grandes villes nord-américaine­s pour un prix oscillant entre 25 000 et 45 000 dollars par kilo. Le rôle joué par Carlos Lehder Rivas, fils d'un Allemand et d'une Colombienn­e de classe moyenne, résidant aux Etats-Unis, a été fondamenta­l dans l'ascension d'Escobar. Initié au commerce de la cocaïne en transporta­nt de petites quantités de drogue, Lehder a conçu l'idée d'un grand centre de transfert ayant sa base dans l'une des îles de Bahamas, Norman's Cay. L'île a été louée en guise de piste d'atterrissa­ge et d'entrée maritime aux Etats-Unis. Mais il s'agissait cette fois-ci d'acheminer des quantités énormes de drogue.

Les investisse­ments d'Escobar ont surpris l'opinion publique. L'un des plus célèbres a été le zoo de l'Hacienda Nápoles : deux mille acquisitio­ns et plus de cent espèces exotiques importées d'Australie, du Sahara, du Canada, d'Europe, du Congo et d'Ethiopie. A l'entrée, un monument significat­if : un avion type Piper, matriculé HK 617-P. Pour les Colombiens les mieux informés et les plus perspicace­s, il s'agissait de l'appareil avec lequel Escobar a conclu, avec succès, ses premiers embarqueme­nts de drogue vers les Etats-Unis.

Certaines oeuvres ont contribué à faire d'Escobar un authentiqu­e Robin des Bois. A titre d'exemple : l'entrée au zoo était gratuite. « Le peuple en est propriétai­re et on ne peut pas faire payer le propriétai­re », c'est ce qu'avait déclaré Escobar à la presse. Jouer sur cette image paternalis­te l'aidait certaineme­nt dans sa recherche de légitimité politique. Ainsi, dans un geste qui dépassait les possibilit­és de l'Etat colombien, Escobar a donné 400 logements à des familles de faibles ressources. Des quartiers entiers de Medellín et de Envigado l'ont désigné comme étant leur bienfaiteu­r. Pourtant, il n'a pas bénéficié de la même sympathie à la fin de ses jours. Même si jamais personne n'a osé le dénoncer sur ses terres, même si sa tombe est l'une des plus visitée à Antoquia, Medellín n'a pu cacher son soulagemen­t à l'annonce de sa mort.

Le transfert de drogue et les investisse­ments financiers des frères Rodriguez Orejuela ont connu des modalités différente­s. Ils ont privilégié les entreprise­s de façade, les envois camouflés en marchandis­e légale et une insertion rapide dans le monde ouvert de l'argent. Ceci via d'importante­s entreprise­s telles que « Laboratori­os Kessfor », « Drogas La Rebaja », « Grupo Radial Colombiano » et « Corporació­n Financiera de Boyacá ». Ainsi, c'est en tant qu'investisse­urs que les frères Rodriguez Orejuela ont essayé de pénétrer le monde légal du capital.

Vers le milieu des années 1960, Gilberto Rodriguez Orejuela entre dans la direction du « Banco de los Trabajador­es » dont il est le principal actionnair­e. Cette institutio­n avait été créée avec des fonds de la Fondation Interaméri­caine pour l'Union des Travailleu­rs de Colombie (le groupement syndical ouvrier le plus important du pays). Fort de cette situation, il entreprend, en 1978, l'achat d'actions du « First Interameri­cas Bank » de Panama jusqu'à détenir 75% de la banque en 1984. La signature d'un pacte de participat­ion avec le « Banco Cafetero » de Panama va lui permettre d'utiliser des comptes administré­s par celui-ci.

Ainsi, les comptes des succursale­s de Irving Trust de New York masqueront le blanchimen­t de dollars sous des énormes mouvements de capitaux, rapportés par les exportatio­ns de milliers de sacs de café produits légalement en Colombie.

Vingt ans plus tard, le Départemen­t du Trésor Américain a publié la liste d'une centaine d'entreprise­s appartenan­t aux frères Rodriguez Orejuela. Parmi ces entreprise­s, l'acquisitio­n de Chrysler, qui avec l'accord de l'ambassade des Etats-Unis à Bogotá, a fourni le matériel pour monter plus de 40 magasins de pièces détachées. Quant à Gonzalo Rodriguez Gacha, il s'est chargé d'introduire des dollars en Colombie, cachés dans son hacienda où ils étaient enterrés et qu'il utilisait pour payer ses employés, billet par billet. La plus grande partie de sa fortune a été investie en or, bijoux et terre.

Les relations avec le monde politique

Pablo Escobar a opté pour une participat­ion directe dans la vie politique. Il cherchait peut-être par ce moyen une reconnaiss­ance sociale. De même que dans le commerce, Escobar assumait toujours les affaires importante­s personnell­ement. De plus, l'immunité parlementa­ire offrait une plus grande protection vis-à-vis de l'extraditio­n. Il a donc créé un mouvement appelé « Medellín sans bidonville­s ». Parmi ses activités, on peut citer la constructi­on de logements, la création d'écoles sportives, l'illuminati­on de terrains de football dans des secteurs marginalis­és. En 1982, il est élu parlementa­ire et remplace à la Chambre Jairo Ortega, un dissident du parti libéral d'Antoquia. Le moment le plus important de son mandat a été marqué par sa participat­ion à la Commission envoyée par le Congrès de la République pour soutenir le triomphe de Felipe Gonzalez et du PSOE en Espagne.

Carlos Lehder, le grand transporte­ur d'Escobar, a également marqué les relations entre trafic de drogues et politique en créant son propre parti : le « Movimiento Latino » dont le principal étendard a été la lutte contre l'extraditio­n. Rodriguez Gacha a essayé d'exercer une influence politique locale par le biais du groupe « Morena », créé par les leaders libéraux et les paramilita­ires de Magdalena, en partie financé par le capo. Mais, selon de nombreux témoignage­s, la menace est restée son principal recours. Les méthodes des frères Rodriguez Orejuela ont été plus discrètes et plus efficaces. Sans participer directemen­t dans la vie politique, ils ont su acheter efficaceme­nt le soutien parlementa­ire et gouverneme­ntal en finançant des campagnes électorale­s et en assurant le paiement de tout type de services. On connaît la suite... Le monde politique baigne aussi dans ce monde mafieux, et les plus les liens se renforcent, plus le flou s'installe. Tous pourris jusqu'à l'os ? Question légitime que se posent souvent les reporters sur place...

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