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Les limites de cette stratégie sont pourtant devenues, au fil des derniers mois, toujours plus évidentes. Au point que les chaînes de télévision chinoises sont aujourd’hui contraintes à des prouesses pour occulter les images des foules rassemblées sans protection particulière dans les stades de la Coupe du monde qui se déroule au Qatar.
Manifestement, Xi Jinping n’en a cure. Le sujet avait à peine été mentionné dans son rapport au congrès, et ce uniquement pour se donner des satisfecit. En dépit de sa gestion chaotique d’un interminable confinement à Shanghaï, le secrétaire du parti pour la région, Li Qiang, a même été promu à cette occasion au poste de numéro deux du parti et placé sur orbite pour occuper les futures fonctions de premier ministre.
La primauté de la loyauté sur toute autre considération étant devenue l’unique règle, et la collégialité du passé réduite à la portion congrue, la pyramide du pouvoir en place à Pékin n’offre guère d’autre choix. C’est bien cette rigidité qui fait que les manifestants s’en prennent nommément au président chinois, une première depuis des décennies.
On ne peut que déplorer le refus, dicté par un prurit nationaliste, de recourir à des vaccins mis au point en dehors de la Chine et qui ont fait leurs preuves. En dépit du défi logistique posé par la taille du pays, ils pourraient aider Pékin à desserrer les contraintes qui pèsent sur la population chinoise sans risquer une flambée incontrôlable de la pandémie.
La contestation en cours offre une autre leçon, celle de la vanité d’une « grande muraille technologique » visant à faire régner la censure et un contrôle total de l’information. Cette dernière, aiguillonnée par un appétit manifestement sous-estimé de liberté, continue de circuler, les événements en cours en apportent la preuve. Au lieu d’imaginer comme seule riposte possible un nouveau raidissement, Xi Jinping devrait reconnaître leur importance et leur utilité. Car ceux qui protestent dans les rues chinoises ne réclament sans doute pas autre chose que le fait d’être entendus par un pouvoir que sa surdité désormais affaiblit. Le gouvernement a publié le 14 novembre dernier un projet de loi qui tracera la voie sur la façon dont le pays va construire ce système. Contrairement à la croyance répandue en dehors de Chine, le système national de crédit social chinois n'est pas complètement construit. Pour l'instant, il n'existe qu'en pièces détachées.
« Nous n’avons aucun futur ! » La voix tremblante et les yeux embués de larmes, un jeune Chinois s’adresse à un officier de police avec l’énergie caractéristique du désespoir. Depuis, des milliers de personnes sont descendues dans les rues des plus grandes villes du pays, notamment à Beijing, Shanghai et Wuhan, pour témoigner de leur solidarité avec les victimes. Surtout, fait inédit depuis 1989, la contestation a gagné les deux plus grands campus de la capitale, Beida et Qinghua. Manière d’élargir le spectre des colères, les slogans scandés à l’unisson répondent désormais à des impératifs à la fois sanitaires, sociaux et économiques : « Pas de tests Covid, on a faim ! », « Xi Jinping, démissionne ! Parti communiste chinois, retire-toi ! » ou encore « Liberté d’expression ! ». Mais jusqu’où pourra aller cette mobilisation, considérée comme la plus importante depuis la révolte de 1989.
Débouchera-t-elle sur une répression sanglante du régime ? Une accalmie progressive est-elle inévitable ? Décryptage à travers trois scénarios. Sans surprise, la répression des manifestants a déjà commencé. À Shanghai, l’une des rues occupées par la foule le week-end dernier est désormais protégée par plusieurs palissades, censées prévenir tout nouveau rassemblement. Deux personnes ont été arrêtées par par les autorités, selon un bilan officiel probablement minimisé. Dans plusieurs villes du pays, des agents de police arrêtent désormais les passants de façon aléatoire pour vérifier les galeries de leurs téléphones portables. Côté campus, devant l’ampleur du mouvement, plusieurs universités ont décidé de renvoyer leurs étudiants dans leurs familles pour des vacances anticipées.
La censure règne également sur les réseaux sociaux, où toute information concernant les manifestations semble aussitôt être effacée. Sur la plateforme Weibo, équivalent de Twitter chinois, les recherches des lieux de rassemblement « Rivière Liangma » et « rue Urumqi » ne donnent plus aucun résultat lié à la mobilisation. S’il le voulait, le régime chinois pourrait même décider de restreindre la possibilité de poster des vidéos, voire de déconnecter tout ou partie d’Internet.
Pour l’instant, la rhétorique officielle du Parti communiste chinois (PCC) consiste en tout cas à accuser des « ennemis extérieurs », « aux motivations cachées », d’être à l’origine des mobilisations. Selon toute vraisemblance, ce contre-discours aux accents outranciers pourrait bel et bien s’avérer efficace dans les prochaines semaines, surtout s’il s’accompagne d’intimidations et de menaces plus directes.
« Dans les jours et les semaines qui viennent, les familles des manifestants vont recevoir la visite de la police leur expliquant que, dans l’intérêt de chacun, il serait bon qu’elles surveillent davantage leur progéniture », anticipe les médias. Pire : les autorités pourraient aller jusqu’à faire usage de la police militaire, une unité d’élite lourdement armée et entraînée, pour rétablir le calme dans les rues des villes. Et « l’étape ultérieure serait d’avoir recours à l’armée si la contestation devait encore échapper à tout contrôle », prévient le site spécialisé.
Autre issue possible : celle du retour à la « normale ». Sans être incompatible avec un certain degré de répression, ce scénario pourrait voir la mobilisation des Chinois baisser progressivement en intensité au fil des prochains jours et des prochaines semaines. Faute d’engouement, de détermination, ou de capacités de mobilisation.
« Si personne parmi les élites chinoises ne se positionne en soutien aux manifestations, le scénario le plus probable est qu’elles s’éteignent à petit feu, comme la plupart des mouvements dans la plupart des pays, estime le sinologue William Hurst, professeur à l’université de Cambridge, contacté par Usbek & Rica. Il est très difficile pour les mouvements contestataires en général de se maintenir lorsqu’ils rassemblent des courants ou des répertoires aussi diffus ou disparates. Par ailleurs, si ces protestations en particulier se sont formées autour de revendications assez spécifiques, celles-ci sont en train de devenir de plus en plus générales. Cela signifie que de plus en plus de personnes seront probablement découragées d’y participer si elles ne sont pas à l’aise avec une critique assez générale de l’État. »
« Ni le PCC ni Xi Jinping ne peuvent se permettre d’abandonner le Zéro Covid, corrobore William Hurst. Ils ont investi toute leur réputation à travers cette politique. [Il peut y avoir des ajustements] mais un changement de directive plus générale ou systémique est quelque chose que le PCC considérerait comme un défi direct à son pouvoir – et qui reste donc absolument hors de propos. » Lâcher du lest quitte à provoquer une hécatombe de décès, ou accentuer la répression quitte à accroître la colère de la population : reste à savoir comment Xi Jinping et ses sbires choisiront de naviguer entre ces deux injonctions contradictoires…
Reste un ultime scénario nettement plus explosif, généralement rejeté par les spécialistes mais fantasmé avec ardeur par les militants prodémocratie issus de Hong Kong et Taïwan. Témoins des capacités de contournement des jeunes générations, ces derniers voient notamment dans les feuilles brandies par les manifestants le signal faible d’un plus vaste mouvement.
Seul moyen pour les Chinois d’exprimer leur hostilité à la censure sans se montrer trop explicites, ces morceaux de papier vierges de tout message sont en effet devenus, ces derniers jours, la représentation par excellence de la contestation. Et, peut-être, demain, celle d’un aveu d’échec des autorités : « Craindre des feuilles blanches [pour en faire un motif d’arrestation] serait un signe de faiblesse », analyse la spécialiste Kerry Allen auprès de la BBC. D’autant que ceux qui les brandissent semblent être en majorité « des jeunes issus des catégories aisées, vivant dans les métropoles », dont la persécution serait particulièrement visible et donc contreproductive, souligne Foreign Policy.
De là à laisser la place à un mouvement encore plus massif, dissident, voire insurrectionnel ? Beaucoup estiment au contraire que les perspectives d’un changement de régime restent très lointaines, pour ne pas dire inatteignables. Question de rapport de force, mais aussi d’aspirations des manifestants eux-mêmes. « Il ne faut pas s’exalter et annoncer la révolution, insiste Jean-Louis Rocca. Les protestations sont aussi [une manière d’exiger un retour] à une vie tranquille, à régler des problèmes qui mettent en cause la stabilité de la vie quotidienne. » Pour le magazine Foreign Policy, il s’agit en revanche « d’un test sérieux pour le régime ultra-personnalisé de Xi Jinping : si les protestations s’amplifient ou resurgissent, cela pourrait dynamiser ceux qui sont mécontents de son leadership. Et peut-être même conduire à une tentative de le renverser de l’intérieur ».
Les manifestations sans précédent sont la conséquence de la politique draconienne « zéro-Covid » du gouvernement, que plusieurs résidents ont racontée aux médias.
En Chine, toutes les semaines il y a un nouveau truc qui change, on ne sait jamais à quelle sauce on va être mangé », résume Valentin, un Français qui vit à Shanghaï depuis neuf ans. Il habite à quelques rues des dernières manifestations qui ont émergé le week-end dernier et qui visent directement le gouvernement et sa politique « zéro Covid » menée depuis près de trois ans.
Julia, une expatriée italienne qui vit à Shanghaï depuis 13 ans, est rentrée chez elle samedi soir vers 2 heures du matin et s’est retrouvée au milieu des manifestants. « Je n’avais jamais vu de manifestations publiques dans la rue aussi importantes, témoigne-t-elle. Et surtout, qui durent plus d’une journée et avec le nom du président crié et critiqué de manière aussi directe. » Pour ces résidents étrangers, ces récents mouvements de protestation sont « du jamais-vu ». Et sont clairement la conséquence des mesures draconiennes imposées à la population chinoise depuis le début de la pandémie, en particulier le dernier confinement strict, entre fin mars et début juin 2022.
« Ce confinement, ça a été un peu le traumatisme, raconte Valentin. Omicron est arrivé en Chine début février et ils n’ont pas réussi à le bloquer et faire le ‘zéro Covid’ comme avec Delta. »
Un confinement sévère est alors mis en place, avec interdiction de franchir le palier de son domicile, sauf pour se soumettre aux tests quotidiens obligatoires. « Le confinement avait été annoncé à partir du 4 avril, mais dès le 29 mars, tout était verrouillé, se souvient Julia. On nous avait dit qu’il ne durerait que quatre jours. » Il a finalement duré deux mois. De nombreux habitants sont alors complètement pris au dépourvu.
« Ce qui a cristallisé la colère des gens, c’est que le gouvernement les a privés de nourriture et de revenus, analyse Julia. Il était impossible d’acheter de la nourriture. Tous les commerces étaient fermés. Il était aussi interdit de se faire livrer quoi que ce soit. » Il faudra attendre près de deux semaines pour que l’armée livre les premiers colis alimentaires et de l’eau potable. « On a dû faire avec ce qu’on avait dans nos placards, se rappelle-t-elle. Et dans le colis, il n’y avait que quelques légumes de base : une carotte, deux choux, deux oignons et un poireau. » Petit à petit, des trocs et un marché noir se mettent en place. Mais seules les personnes disposant d’un revenu ou d’économies suffisantes peuvent en profiter. « Certaines personnes avaient des autorisations spéciales pour se déplacer dans la ville et nous livraient des choses sous le manteau, à des prix exorbitants, indique-t-elle. Pour deux poires, quelques oranges et du raisin, j’ai payé 40 €. » La colère commence à monter et surtout à se voir. « Les gens sortaient de manière coordonnée sur leurs balcons et tapaient sur des casseroles, raconte Julia. Ils ne pouvaient plus se taire et étaient prêts à prendre des risques. »
Le gouvernement ne donne aucune information sur la durée du confinement. Tous les jours, à des heures différentes, les habitants doivent sortir de chez eux pour être testés en bas de leur immeuble. « C’était parfois à 6h du matin, pendant le dîner, ou au milieu de la journée, souligne Julia. Avec l’angoisse d’être positif et d’être emmené dans un camp d’isolement, sans rien. On n’en dormait pas la nuit. » Les images de ces centres d’isolement antiCovid, des hangars construits en préfabriqué alignés à perte de vue, ont fait le tour du monde.
« Pas de douches, pas d’intimité. Il fallait trois tests négatifs pour en sortir, ce qui était compliqué car tout le monde autour était positif. Certaines personnes y sont restées pendant un mois », relate Julia, qui n’en a heureusement pas fait l’expérience. Début juin, les mesures commencent à s’assouplir. Mais le traumatisme est toujours présent. « J’ai senti que les gens n’allaient pas juste retourner à leurs vies et que quelque chose avait changé, se souvient Julia. Le gouvernement avait franchi une ligne rouge en touchant aux moyens de subsistance. » Six mois plus tard, la vie des Chinois est toujours suspendue à leur QR code. « On doit se faire tester tous les deux jours, sinon on ne peut rien faire, même aller à la boulangerie, développe Valentin. Il y a toujours cette épée de Damoclès permanente de voir son QR code devenir rouge. »